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pensée du livre ; l’auteur y jette une plainte qui vient du cœur et repousse éloquemment toutes les consolations d’ici-bas. C’est le moine qui parle, le moine sous le nom duquel Mme de Bagréef retrace les méditations de son esprit et les rêves de son âme. Le père dur moine a joué un grand rôle politique ; victime d’une intrigue, il a été frappé comme un coupable, mais l’heure de la réparation est venue. Écoutons le solitaire : « La mort inattendue du principal ennemi de mon père, et par conséquent la chute du parti dont il était le chef, dévoila enfin toute l’intrigue dont il avait été la victime, et son rappel fut aussi subit que son renvoi. On lui offrit tous les honneurs et tous les avantages possibles comme réparation des torts qu’il avait soufferts. Aveugle justice des hommes ! comme si tu pouvais faire reculer la marche inexorable du temps et rendre à ceux que tu as accablés de tes arrêts précipités les années que tu as empoisonnées, la jeunesse que tu as flétrie, l’énergie, la force de volonté, les facultés fraîches et vivaces que tu as paralysées ! Aveugle et tardive justice des hommes ! tu es prompte et sans pitié dans tes jugemens ; tu sais châtier, tu sais punir, mais là aussi s’arrête ton pouvoir. La récompense et la rétribution ne dépendent plus de toi ; celles-là heureusement c’est Dieu qui les distribue… » Ainsi la réparation humaine est impossible ; Dieu seul dédommagera le vaincu. Ne remarquez-vous pas comme cette histoire d’un homme d’état est remplie de tendances monastiques ? L’administration et le mysticisme, la science des affaires et les raffinemens de la vie spirituelle, tout cela se développe ensemble. Là où il y aurait ailleurs un redoublement d’efforts, on aperçoit surtout de nouveaux élans d’ascétisme, Nous ne sommes pas, cela se devine assez, dans l’atmosphère de la société occidentale ; on sent que le despotisme de l’Orient pèse sur des âmes d’élite, ne leur laissant d’autre refuge que la résignation ou l’extase.

Et pourtant, à travers ces tristesses, quel culte ils gardent à la Russie ! Plus ils ont souffert pour elle, plus ils sont portés à l’aimer. Réformateurs sur un point, ils resteront attachés à maintes superstitions de la patrie, à peu près comme ces hommes du XVe siècle qui, en ouvrant les yeux aux premières lueurs de l’esprit moderne, tenaient encore obstinément à d’enfantines rêveries du moyen âge. Un paysan russe, voyant passer un étranger, disait avec une compassion dédaigneuse : « Le malheureux ! il n’a pas de maître ! » Mme de Bagréef rapporte ce mot, et l’explique à l’honneur de ses compatriotes. Le comte Spéranski avait souffert pour la cause du droit commun ; la dernière partie de sa vie a été consacrée à reconquérir l’affection d’un maître, et le tsar Nicolas a pleuré la mort de celui que le tsar Alexandre avait exilé près des glaces de l’Oural. Tout cela est