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sent pas chez lui l’enthousiasme de l’espoir. Noble et douloureuse figure ! Je l’ai appelé un sage, on pourrait dire un saint.

Les écrits de la fille sont un commentaire lumineux de l’inspiration du père. Témoin et compagne de ses malheurs, élevée par lui dans l’exil, elle a hérité du cœur de cet homme excellent. La foi qui anime son curieux livre, les Pèlerins russes à Jérusalem, c’est la foi du comte Spéranski. Les idées qu’elle répand, ce sont celles de ce maître vénéré. Quelles idées ? Le patriotisme russe et la charité chrétienne. Son patriotisme est éclairé, libéral, et pourtant, il est facile de le voir, elle tient par maintes attaches aux superstitions politiques de sa race. Lisez l’introduction : c’est l’apologie de la nation russe, une apologie écrite avec l’éloquence de l’amour, avec l’exaltation de la foi ; or cet enthousiasme n’empêche pas qu’il n’y ait là un profond sentiment de tristesse. Cette tristesse éclate plus visiblement encore dans les récits dont se compose le livre. Les Pèlerins, une Nuit au Golgotha, le Moine du Mont-Athos, tous ces tableaux de la pensée russe, les uns gracieusement naïfs, les autres pleins de passion et de souffrances, nous révèlent un esprit accoutumé aux méditations les plus hautes, une âme sévèrement initiée à la science de la douleur. La résignation, la prière, le détachement du monde, l’abandon des espérances terrestres, voilà le dernier mot du livre. J’ai comparé le comte Spéranski sortant de l’exil à un moine sortant de l’in pace ; Mme de Bagréef nous fait des couvens du Mont-Athos une description poétiquement passionnée. Après le savant Fallmrayer, qui fut tenté un instant d’y prendre la robe blanche des religieux de Saint-Basile[1], après M. de Grisebach et M. de Mouravief, qui en ont si éloquemment parlé[2], elle glorifie la montagne sainte (hagion oros), et ces monastères sans nombre, et ce peuple de moines qui l’habite depuis le pied jusqu’aux cimes. D’où lui viennent donc ces pensées de découragement ? d’où vient que sa voix s’anime et s’élève quand elle glorifie la solitude du cloître ? Je crois le savoir ; partagées entre le culte presque superstitieux de leur pays et leurs désirs d’une société meilleure, ces âmes d’élite ne peuvent -être heureuses. Sans qu’elles osent se l’avouer, sans même qu’elles s’en doutent, une contradiction douloureuse les agite. Le comte Spéranski, brisé par l’exil, courbe la tête et continue sa tâche ; Mme de Bagréef s’enferme en imagination dans les mystiques retraites du Mont-Athos.

Il y a dans le Moine du Mont-Athos une page où se trahit la secrète

  1. Voyez Fragmente aus dem Orient'', von Fallmerayer. 2 vol. ; Stuttgart et Tubingue, 1855.
  2. Le premier dans son Voyage au Mont-Athos, le second dans son Voyage aux lieux saints.