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occidentale, nous pourrions dire dédaigneusement : Qu’est-ce que cela ? Est-ce un titre suffisant pour laisser un nom dans l’histoire ? L’homme d’état digne de ce nom a un idéal qu’il sait réaliser ; il transforme son pays, et par là il prévient les révolutions. Comparez l’ami d’Alexandre à ce Robert Peel dont ici même un historien éminent vient de nous retracer le portrait. Quoi ! le comte Spéranski, sous le titre de secrétaire de l’empire, a reçu un pouvoir supérieur à celui des ministres, il a joui auprès du tsar d’une faveur illimitée, il a été son ami, son confident, plus que cela, soin précepteur politique, et il n’a pu détruire aucune des iniquités qui entravent la marche de ce pays, aucune des traditions barbares qui le séparent comme un abîme de la société romano-germanique ! Quoi ! il a pu rédiger un code, et le servage existe encore ! — Ces objections, fort justes en elles-mêmes, attesteraient un singulier oubli de la situation. Pendant bien des années, il n’y aura de possible en Russie que des réformes administratives et civiles. Les réformes politiques viendront quand le sentiment de la dignité humaine sera éveillé au fond des âmes, et pour que ce sentiment s’éveille, il faut que le peuplé y soit préparé par la culture morale et par la régularité dans les lois. C’est à cela qu’a visé l’ami d’Alexandre : il a travaillé toute sa vie à établir une législation régulière. Il n’avait pas le pouvoir de créer un monde, il s’est appliqué à débrouiller le chaos.

Nous voudrions aussi, avec nos idées libérales, que le ministre eût lutté plus hardiment pour la défense de son œuvre. Attaqué par l’aristocratie moscovite, il a l’air d’ignorer l’attaque ; il oppose à ses ennemis la sérénité d’une conscience droite, au lieu de marcher sur eux et de livrer bataille. Qu’arrive-t-il ? De graves événemens éclatent ; la calomnie qui s’agite dans l’ombre trouve l’occasion propice pour se glisser dans l’esprit du monarque, et le ministre qui se flattait peut-être de transformer la Russie tombe victime d’un guet-apens vulgaire. Est-ce là un homme né pour conduire les hommes ? C’est un sage, un contemplateur ; les yeux fixés sur la lumière d’en haut, il n’aperçoit pas le piège sous ses pieds. Sa grande vertu après l’amour de ses semblables et la passion du bien, c’est la résignation. Dans les sociétés de l’Occident, le vaincu de l’arène politique, s’il a là valeur morale du comte Spéranski, conserve au fond de son cœur un invincible espoir ; il prépare ses armes pour des luttes nouvelles. Tel n’est pas le noble esprit que nous venons d’interroger ; malgré la force de ses convictions chrétiennes, une sorte de fatalisme oriental semble dominer sa conduite. À peine rentré de l’exil, il reprend en silence sa tâche de législateur, pareil à un moine qui sort de la prison du couvent et qui reprend ses pieux exercices au point où il les a laissés. On voit qu’une philanthropie immense le soutient, on ne