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professeur du couvent de Saint-Alexandre revint avec bonheur aux études de sa jeunesse. Il ne regrettait pas d’avoir quitté la robe de moine, puisqu’il avait travaillé utilement à la prospérité du pays, mais il éprouvait de la joie à renouer le fil de ses anciens travaux. Il renouvela ses méditations théologiques, il se remit à l’hébreu ; le sanscrit, dont l’importance littéraire et historique commençait à être mise en lumière, attira son attention, et il parvint bientôt à déchiffrer quelques-uns des monumens de la race arienne. Il étudiait aussi la langue anglaise, qui lui rappelait la compagne de sa jeunesse, et au milieu de ses recherches de linguistique et d’histoire, la littérature du pays de Shakspeare et de Milton était pour lui un délassement ; mais sa meilleure occupation fut l’examen scrupuleux de son cœur et de sa conscience. Une personne qui l’a bien connu, un de ses confidens durant l’exil, interrogé par moi sur ce séjour à Perme, m’écrit ces belles paroles : « Il fit passer par le creuset les motifs de ses actions et de ses croyances, et les ayant purifiées de tout levain d’orgueil, de tout alliage de gloire humaine, il les soumit et se soumit lui-même à la justice de Dieu. Je puis dire qu’il sortit régénéré de cette épreuve ; tout ce que son cœur conservait encore de regrets mondains et d’ambitions terrestres disparut dans le feu de l’holocauste ; son âme ne fut plus remplie que de l’amour de Dieu, de sa patrie et de ses semblables. » Le grand livre de tous ceux qui aiment et qui pleurent, l’Imitation de Jésus-Christ, était son évangile de chaque jour ; il voulut faire jouir tous ses concitoyens des trésors qu’il y avait puisés, et il en donna une traduction en langue russe qui est signalée par les critiques comme un modèle de simplicité et d’onction[1].

« Spéranski, dit encore le témoin que j’invoque, passa deux années ainsi, accablé de tous les opprobres de la terre, récompensé par toutes les grâces du ciel. » Lui-même, dans une période plus heureuse, il aimait à se rappeler les luttes et les victoires intérieures dont Perme avait été pour lui le théâtre. Parcourant un jour comme gouverneur-général cette Sibérie où il avait tant souffert, il arriva dans cette triste ville de Perme, qui devait, à ce qu’il semble, éveiller dans son âme de douloureux souvenirs ; non, il date de Perme une lettre à sa fille, et, après lui avoir retracé ses pieuses méditations, il termine par ces mots : « .Ç’a été l’époque de ma véritable grandeur, l’époque de l’élévation religieuse de mon âme. » Pendant ce temps-là, le tsar Alexandre jouait un rôle immense dans les affaires de l’Europe. Chef de la coalition qui venait de renverser Napoléon, il

  1. Cette traduction de l’Imitation a été publiée à Saint-Pétersbourg en 1819 ; une seconde édition paraissait l’année suivante.