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bras l’un de l’autre. Encore tout ému de ces adieux, Spéranski regagne son hôtel et trouve dans son cabinet le plus acharné de ses ennemis, M. de Ballachef, ministre de la police, qui, lui montrant une sentence d’exil signée de la main du tsar, lui ordonne de se préparer à partir. Une kibitke l’attend à quelques pas de l’hôtel. Il va être conduit sous escorte à Nijni-Novogorod ; une demi-heure lui est accordée pour régler ses affaires. Comment peindre la douleur de Spéranski ? Il n’en laissa rien voir. Calme et digne en face de son ennemi triomphant, il fut tout entier au sentiment des devoirs pieux qu’il lui restait à remplir. Il avait chez lui maints papiers qui pouvaient trahir les secrets du tsar ; il s’empressa de les mettre sous cachet et de les envoyer à son maître. Sa fille était dans une chambre voisine ; il craignit de lui porter un coup trop douloureux en lui révélant cette catastrophe, il redoutait pour elle les émotions déchirantes des adieux : il prit une plume, lui écrivit quelques mots à la hâte, lui recommanda la résignation et la prière ; puis, s’approchant de la porte qui le séparait de son enfant, il y posa pieusement ses lèvres et y traça un signe de croix. La demi-heure était écoulée, il fallut partir. La kibitke s’élança au galop à travers les rues de Saint-Pétersbourg et prit la route du sud-est. Cette précipitation de M. de Ballachef en dit plus que tous les commentaires. On se défiait du repentir d’Alexandre ; la haine se hâtait de mettre la main sur sa proie.

Huit jours après, l’enfant que Spéranski avait laissée dans sa maison en deuil venait le retrouver à Nijni-Novogorod. C’était une fille, je l’ai dit, et la digne fille d’un tel père. Elle était âgée de douze ans à peine. Dès qu’elle sut ce qui venait de se passer, elle voulut partir. Rien ne put l’arrêter, elle entraîna sa gouvernante, et malgré les difficultés de la route, malgré la fonte des neiges et le débordement des rivières, inébranlable dans sa résolution, elle parvint à son but et entra comme un rayon de soleil et d’espérance dans la demeure du proscrit. Adouci par la présence de sa fille, ce premier exil du ministre déchu ne fut pas difficile à supporter. C’était un temps de repos plutôt qu’un châtiment ; ce fut aussi pour lui l’occasion d’hommages inattendus. Son calme, sa sérénité, au lendemain d’une catastrophe si cruelle, parurent inexplicables. Dans toutes ses conversations, dans son attitude et ses démarches, pas un mot, pas un signe ne trahissait une pensée amère. Était-il bien tombé de si haut ? N’était-ce pas un plan concerté entre le souverain et son ministre pour déjouer la haine des factions ? N’était-ce pas aussi une mission déguisée, et le confident d’Alexandre n’était-il pas chargé d’observer en personne les dispositions de l’esprit public dans les provinces ? Ces conjectures s’accréditèrent, et Spéranski reçut de toutes parts