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forcé de quitter le couvent, où son enseignement excita quelque défiance, il fut nommé membre correspondant de la commission législative dont Spéranski était l’âme ; il paraît bien cependant qu’il n’eut jamais avec lui de relations très intimes, puisqu’il ne le nomme pas une seule fois. Est-ce discrétion ? Ne le croyez pas : Fessler est le moins discret des hommes. Jamais théologien n’a fait une confession si minutieuse et si naïve. Il raconte sans embarras ses accointances avec les francs-maçons, il a des effusions philanthropiques où l’on s’aperçoit bien que tous ses secrets lui échappent ; sur le rôle de Spéranski, pas une ligne. N’oublions pas un fait décisif. Spéranski a été disgracié en 1812 ; à cette époque, Fessler n’habite plus Saint-Pétersbourg ; il réside à Volsk, dans la province de Saratov, occupé à écrire les derniers volumes de son Histoire des Hongrois. En 1810, il avait dû renoncer à sa chaire de littérature orientale au couvent de Saint-Alexandre Nevski ; après sept années de travaux littéraires, après de nombreux voyages à travers les colonies allemandes du Volga, il est chargé par le tsar d’une mission spéciale auprès des protestans de l’empire. Comment admettre qu’au moment où Spéranski expiait sa prétendue complicité avec Fessler, Fessler parcourût si tranquillement la Russie ? Ce Fessler lui-même, étudié de plus près, ne ressemblerait guère à l’étrange aventurier qu’on nous dépeint ; mais à quoi bon entrer dans ce détail ? Spéranski et Fessler n’ont rien à démêler ensemble. La chute de Spéranski s’explique trop bien d’ailleurs par la coalition des haines acharnées contre lui et par la faiblesse d’Alexandre. Le tsar avait soutenu longtemps le confident de ses rêves ; il suffisait que sa bonne foi fût surprise un seul jour pour que cette fortune s’écroulât. La séparation a été brusque, et l’on veut inférer de là qu’elle a été amenée par quelque révélation subite et monstrueuse. En réalité, c’est le caractère d’Alexandre qu’il faut seul accuser ici. Au moment où il venait de signer la ruine de son ami, Alexandre était encore sous le charme ; il pleura dans les bras du ministre. Une fois son parti pris, ne devait-il pas se défendre lui-même contre les entraînemens de son cœur ? Ne sont-ce pas enfin les esprits faibles qui ont le plus besoin de recourir à la violence ?

Voici la scène dans son exacte vérité. Un matin, c’était le 17 mars 1812, Spéranski, comprenant ce qu’avait de grave, à la veille d’une guerre contre Napoléon, une lutte prolongée au sein du ministère, se présenta chez le tsar et le conjura d’accepter sa démission. Le tsar l’accepta, mais en prodiguant à son ami les plus affectueuses paroles. C’était, disait-il, un sacrifice temporaire ; des jours plus heureux viendraient, et le ministre pourrait reprendre alors son œuvre interrompue. Les deux amis, en se séparant, pleurèrent dans les