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victime de sa folie. Tel est le récit de M. Pertz, et il n’est guère besoin de dire qu’il est absolument inadmissible. L’éditeur des Monumenta Germaniœ historica n’a pas appliqué à l’histoire de nos jours cette sagacité de critique avec laquelle il a si bien débrouillé les chroniques du Xe siècle. Lorsque le baron de Stein répétait cette accusation, forgée sans nul doute dans les salons de Saint-Pétersbourg, lorsque M. Pertz la consigne dans la biographie de son héros, ni l’un ni l’autre n’avait présente à l’esprit la carrière politique de M. Spéranski. Quoi ! ce ministre sur qui tant d’ennemis avaient les yeux se serait ainsi livré à un aventurier ! Pour faire justice d’une telle imputation, il suffit de l’énoncer. Spéranski était pieux, il était le fils d’un pope, il avait été moine dans le couvent de Saint-Alexandre Nevski ; son austérité religieuse, l’ardeur philanthropique de son âme devaient être un sujet de raillerie pour ses ennemis ; Rien de plus naturel que cette accusation de franc-maçonnerie révolutionnaire dans la bouche des hommes pour qui toute réforme était un attentat contre la société. Le baron de Stein s’est borné à répéter des calomnies dont le sens lui échappait. M. Pertz va jusqu’à faire entendre que Spéranski était lui-même un aventurier à la façon de Fessler. « C’était, dit-il, un chanteur qui avait réussi à s’élever aux premiers rangs de l’état. » Il semble en vérité que la faveur dont jouissait le laborieux ministre ait été due à un caprice du maître, et que Spéranski fut un acteur, comme Menchikof un bouffon. De ses succès au couvent Saint-Alexandre, pas un mot ; il n’en reste qu’une allusion perfide à la grâce de sa parole, et l’orateur applaudi est transformé en ténor. M. de Stein reproduit ici, sans le vouloir, la physionomie de l’émeute des salons ; c’est tout ce que je vois d’historique dans le récit de son biographe.

Voici d’ailleurs un témoin irrécusable. Fessler a écrit ses Confessions[1] ; depuis ses révoltes contre les supérieurs du couvent où il a passé sa jeunesse jusqu’à l’époque où il est ordonné pasteur protestant en Russie par l’évêque finlandais Cygnœus, il nous initie jour par jour à toutes les transformations de sa pensée. Nous le suivons en Autriche, en Galicie, en Silésie, en Saxe, en Prusse, en Russie ; nous le voyons associé au mouvement littéraire de l’Allemagne, et quand il arrive à Saint-Pétersbourg, nous connaissons exactement ses ennemis et ses protecteurs. Or, parmi les personnages qui ont joué un rôle dans cette carrière si agitée, je cherche en vain le nom de Spéranski. Il est impossible que Fessler ne l’ait pas connu ; je trouve dans ses Confessions qu’il a été, comme Spéranski naguère, professeur au couvent de Saint-Alexandre, et que plus tard,

  1. Fessler’s Rückblicke auf seine siebsigjahrige Pilgerschaft, 1vol. Leipzig 1851.