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que tous les commentaires sur l’état moral du pays. On assure que la Russie a bien changé ; on prétend que les événemens récens, les résultats de la guerre, la nécessité de relever dans toutes les directions les forces de l’empire, ont ouvert le sage esprit du fils de Nicolas Ier à des pensées de réforme : le moment est donc opportun pour raconter l’histoire du comte Spéranski. Ce n’est pas un acte d’accusation, c’est un exemple et un conseil tiré des annales même du peuple russe. En rassemblant les faits, presque tous inconnus, de cette douloureuse histoire, en contrôlant les documens russes par les témoignages les plus sûrs, j’ai en vue la gloire d’un homme qui honore les annales des nations slaves. À Dieu ne plaise que ce tableau porte le découragement parmi les hommes qui en Russie pourraient aspirer au même rôle ! Je me promets un résultat tout contraire. La Russie doit admirer chez le comte Spéranski un dévouement inaltérable aux intérêts publics, et en voyant ce qu’il a fait à travers tant de difficultés et de malheurs, elle exigera beaucoup de ceux qui, placés dans des conditions propices et soutenus par un souverain éclairé, sont chargés aujourd’hui de renouveler les ressources de l’empire.


I

Aux premières années du règne de Catherine II, un humble prêtre de campagne appelé Gramatine venait de s’établir dans un petit village du gouvernement de Vladimir, l’une des provinces de la Russie centrale. On sait que, dans l’église grecque, les membres du clergé séculier sont tenus de contracter mariage avant de pouvoir être admis à recevoir le sacrement de l’ordination. Le pope de Tcherkoutino (c’est le nom du village) vivait avec sa femme dans sa modeste résidence, uniquement occupé des devoirs de son ministère. Cette union fut bénie ; le 1er janvier 1772, Dieu envoya au pope un fils qui devait s’élever par le travail aux plus hautes dignités de l’état. On l’appela Michel. Dirigé par une mère pieuse et dévouée, par un père d’un esprit ferme et droit, le jeune Michel Gramatine développa de bonne heure les dons de son heureuse nature, et quand il sortit du séminaire, à l’âge de douze ans, tous ses maîtres étaient émerveillés de sa précoce intelligence. Le jour où les enfans de la bourgeoisie viennent de traverser les premiers degrés de l’instruction, au moment de commencer des études plus sérieuses, un usage singulier, mais fort répandu en Russie, leur permet de prendre un nouveau nom. Quelquefois ce nom est symbolique, et ce sont les professeurs eux-mêmes qui en font choix ; alors c’est mieux qu’un nom, c’est un titre, et cette récompense morale, en même temps