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se repentait d’avoir consumé ses années de force et de puissance dans des travaux plus propres à lui procurer une vogue passagère qu’à lui assurer l’avenir. Un des maîtres de la jeune école qu’il avait pris en affection, et qui répondait à sa confiance par une vénération profonde, l’entendit plus d’une fois s’échapper en paroles émues sur ce sujet : « Ah ! si je pouvais recommencer ma vie, lui disait Gérard, s’il était temps encore de choisir mon chemin !… Que voulez-vous, j’ai fait fausse route. Une porte s’ouvre devant soi et laisse entre voir des murs dorés, de l’éclat. Cela vous séduit : on se précipite de ce côté, et l’on tourne le dos à une autre porte derrière laquelle était la gloire. » Gérard se calomniait en s’accusant ainsi. S’il n’entendait parler que de la part de gloire que dans la seconde moitié de sa carrière il avait sacrifiée au désir de paraître, il n’était que juste en se montrant sévère pour cette fraction du passé ; mais il lui appartenait aussi de se rappeler avec orgueil une autre époque : il pouvait, en se reportant aux jours de sa jeunesse, retrouver plus d’un témoignage de grand talent et de courage, plus d’un gage d’honneur sérieux pour son nom.

Cependant, en dépit de ces souvenirs ou plutôt à cause de ces souvenirs mêmes, le présent pesait sur Gérard de ce poids écrasant sous lequel Gros allait succomber, et ce que le peintre des Pestiférés de Jaffa disait quelques jours avant sa mort dans un dîner chez Mme Lebrun, le peintre de Psyché eût pu le dire aussi avec l’autorité d’une cruelle expérience. On parlait des arts et des consolations assurées qu’ils donnent au milieu des peines de la vie : « Il n’y a qu’un mal, répondit Gros, auquel ils ne sauraient porter remède, c’est la douleur de se survivre à soi-même. » On sait le refuge que choisit le malheureux maître pour échapper à cette insupportable douleur. Gérard eut plus de constance. Il soutint jusqu’au bout, et en apparence avec sérénité, le fardeau d’une vie rendue plus pénible encore par les infirmités ; mais la mélancolie qui le minait sourdement envahit de plus en plus son âme, et si la fin volontaire de Gros le trouva aguerri contre la contagion de l’exemple, elle fut pour lui comme un avertissement lugubre et une menace. Un de ses amis accourt chez lui au moment même où la fatale nouvelle venait de se répandre dans Paris. « Gros et moi, lui dit Gérard, nous avons été condisciples, nous avons été rivaux, nous avons été ennemis. Quels souvenirs ravive en moi la mort d’un pareil homme ! comme elle consacre cette gloire qui m’avait gênée une gloire véritable celle-là, et bien digne d’envie ! La mort, elle vient aussi pour moi, elle est là, elle frappe à ma porte… » Les pressentimens de Gérard ne le trompaient pas. Dix-huit mois s’étaient à peine écoulés que la tombe se fermait sur le seul maître qui représentât encore l’ancienne école, sur le dernier de cette noble génération de peintres