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Les faits auxquels on doit le portrait d’Isabey et peut-être, comme conséquence de ce premier succès, la série tout entière des portraits qu’a laissés Gérard, ces faits se relient à d’autres qu’il est nécessaire de résumer.

Depuis le jour où sa famille était venue se fixer en France, Gérard avait eu à lutter sans relâche contre des difficultés de tout genre. La mort de son père lui avait imposé le devoir d’accompagner sa mère à Rome, où elle allait essayer de recueillir quelques débris de sa chétive fortune, et ce voyage, inutile d’ailleurs au point de vue des intérêts matériels, l’avait forcé de renoncer au concours qui venait de s’ouvrir, par conséquent à l’espoir très fondé de remporter cette année le grand prix que son condisciple Girodet avait obtenu l’année précédente[1]. Puis, la convention ayant ordonné le départ de la première réquisition, Gérard, enrôlé dans le corps du génie militaire, s’était vu sur le point d’abandonner ses travaux, — seule ressource qui restât à sa famille contre la misère, — et sans la puissante intervention de David, il n’aurait pu se soustraire à la loi que ses vingt ans l’appelaient à subir. Hélas ! la cruelle bienveillance de son protecteur lui imposait un bien autre fardeau ; elle le condamnait à des épreuves cent fois plus terribles que les mâles fatigues et les nobles dangers des camps. David, pour exempter du service militaire un élève qu’il aimait, n’avait pas trouvé d’expédient plus sûr ni plus simple que de le faire inscrire parmi les jurés du tribunal révolutionnaire. Disons-le bien vite, Gérard fut épouvanté de cette odieuse faveur. Il n’osa pas la refuser, — le moyen qu’un refus en pareil cas et à pareille époque ne fît bientôt du juge réfractaire un accusé ! — mais il travailla de tout son pouvoir à en détourner les effets. Une lettre de sa main, écrite vingt ans plus tard, nous apprend à quelles ruses le malheureux jeune homme était forcé d’avoir recours pour échapper à l’horreur de ses fonctions et au terrible soupçon d’incivisme. « Je n’eus d’autre ressource, dit-il, que de feindre une maladie grave. On ne peut concevoir, et je frémis encore en me le rappelant, quelle était ma situation… Chaque jour on exigeait de nouveaux certificats de ma prétendue maladie, et souvent la peur les refusait à mes instances. Je n’avais pour me soutenir dans cette déchirante anxiété que les pleurs et les angoisses de la famille dont j’étais l’unique appui. Enfin l’époque du 22 prairial

  1. Le tableau de Gérard dans le concours à la suite duquel Girodet fut couronné (1789) avait été récompensé d’un second prix, récompense insuffisante, si l’on s’en rapporte au témoignage même du vainqueur. À l’époque où les deux rivaux se retrouvèrent à Rome, l’un pauvre et obscur encore, l’autre presque riche et déjà en voie de succès, celui-ci écrivait à M. Trioson, son père adoptif : « Gérard, par son esprit et ses talens, ne peut manquer d’exciter votre attention. Sans l’injustice de l’Académie, nous serions partis ensemble, et lui le premier. »