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de la correction. C’est ce mélange d’abandon et de netteté qui prête un charme singulier à des œuvres où rien d’ailleurs n’est en contradiction avec le sexe de l’artiste qui les a signées. De toutes les femmes dont les noms figurent dans l’histoire de l’art, Mme Lebrun en effet n’est pas seulement la plus habile, elle est encore celle qui, dans son rôle de peintre, garde le mieux l’attitude et la vraie physionomie de son sexe. Diana Ghisi, Claudine Stella, quelques autres encore, ont une âpreté de manière, une énergie virile qui déconcertent la sympathie et leur donnent je ne sais quel faux air de pythonisses. Angelica Kauffmann et Rosalba Carriera au contraire, à force de se tenir en garde contre tout soupçon de violence, n’expriment qu’une sorte de douceur fade, un sentiment plutôt efféminé que féminin. Seule, Mme Lebrun sait rester femme en faisant acte d’artiste. La grâce chez elle n’implique pas plus une idée de faiblesse que la fermeté de son pinceau ne dégénère en hardiesse malséante. Il semble qu’on sente partout une main délicate, guidée par une intelligence plus occupée du soin de plaire que de l’ambition de dominer. Jusqu’au jour où le talent de Gérard vint à se produire, Mme Lebrun (c’était justice) passait en France pour le meilleur peintre de portrait de l’époque. Quelques années plus tôt, peut-être eût-elle disputé au nouveau-venu non pas le premier rang, auquel il eut droit tout d’abord, mais une large part d’applaudissemens. Maintenant elle lui laissait le champ libre. Après s’être volontairement exilée au commencement de la révolution, elle devait attendre longtemps encore qu’il lui fût permis de rentrer dans son pays. Lorsqu’elle y revint, pour ne plus le quitter, vers 1810, elle n’essaya même pas d’engager la lutte, et sans amertume contre le présent elle se résigna, avec son bon goût habituel, à n’appartenir désormais qu’au passé[1].

Gérard, on le voit, entrait dans la carrière sous de favorables auspices. D’une part, les modifications successives qu’avait subies l’art du portrait depuis Rigaud jusqu’à Mme Lebrun l’autorisaient à pousser plus loin la réforme ; de l’autre, l’absence de tout rival dangereux l’encourageait à ses débuts, et lui promettait une pleine réussite. Ajoutons que des encouragemens d’autre sorte, délicatement offerts et noblement reçus, vinrent fort à propos en aide au jeune artiste, et lui fournirent, en même temps que des moyens d’existence, l’occasion de se révéler dans un ouvrage conforme à sa véritable vocation.

  1. A l’exception d’un portrait en pied de la reine Caroline Murat, qu’elle fit pendant un court séjour à Paris en 1807, et de quelques portraits exposés au salon de 1824, — ceux de la Duchesse de Berri et de la Duchesse de Guiche entre autres, — Mme Lebrun ne produisit rien en public pendant plus de trente années qui s’écoulèrent encore entre l’époque de son retour et celle de sa mort. Elle mourut en 1842, à l’âge de quatre-vingt-sept ans.