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formés dans des temps obscurs par les ancêtres de leur nation. Une raison touchante avait sans doute déterminé les fugitifs à prendre racine dans la péninsule ibérique : il existe entre l’Espagne et la Palestine des traits frappans de ressemblance. Ces familles prospérèrent. La condition des Juifs espagnols différait notablement de la situation qui leur était faite dans les autres pays de la chrétienté durant le moyen âge ; ils continuèrent de cultiver, sous cet heureux ciel de l’Ibérie, les sciences, les lettres et les arts. Leur intelligence, développée par un état social qui remontait à la plus haute antiquité, leur donnait alors une véritable supériorité sur les autres habitans de l’Europe. Les écrits des rabbins servirent, dans ces âges de barbarie, à conserver quelques pages des anciens philosophes et certains monumens littéraires de l’antiquité. Ces Juifs instruits atteignirent ainsi en Espagne un degré de considération auquel ils ne pouvaient prétendre dans les autres pays chrétiens. L’invasion des Mores les plaça pour quelque temps dans une situation pénible. Ballottés entre les nouveaux conquérans et les populations chrétiennes, il leur arriva bien des fois d’être maltraités par les uns et par les autres, et si quelques historiens les accusent d’avoir favorisé les Mores, d’autres assurent que les Juifs prirent les armes pour défendre leurs anciens maîtres contre l’invasion étrangère. Dès que la situation se fut un peu éclaircie, on voit employer les Juifs comme interprètes et comme diplomates, fonctions dont leurs lumières et leur qualité de race intermédiaire les rendaient fort capables. Voilà ce qui accrut encore leur importance sociale. Ils traitèrent avec les nouveaux conquérans sur un pied d’égalité ; leur origine commune (car les Juifs forment, selon toute vraisemblance, un rameau de l’arbre sémitique), leur tournure d’esprit orientale, leur langue nationale, tout les rapprochait des Arabes. Les écoles juives de Cordoue, de Tolède, de Barcelone, de Grenade, s’élevèrent, sous le régime des Sarrazins, à un grand état de splendeur. Fréquentées par un nombre considérable d’étudians, elles entretinrent la flamme sacrée au milieu des épaisses ténèbres de l’époque. Talmudistes, poètes, astronomes, philosophes, juristes, sortirent en foule de ces écoles : le rabbin Judah ben Levi, auteur d’un traité sur les droits de la femme, le poète Gabirol, le fameux Maimonide, plusieurs autres dont le nom et les écrits ont survécu à leur époque, témoignent assez que le rayon de l’intelligence n’était point tombé avec la couronne du front d’Israël[1].

  1. Une des œuvres les plus renommées de Maimonide est son Traité de Théologie et de Philosophie, portant le titre de Guide des Égarés. Cet ouvrage a été traduit en plusieurs langues, et récemment pour la première fois sur l’original arabe par M. S. Munk, orientaliste distingué de la grande école israélite d’Allemagne, résidant à Paris. Le tome Ier vient seulement de paraître à Paris, chez M. A. Franck. M. Munck, quoique frappa de cécité, a pu mener cette grande œuvre à bonne fin ; sa version française est accompagnée de notes critiques, littéraires et explicatives. Maimonide s’attache à spiritualiser les expressions matérielles appliquées à Dieu dans la Bible, et il montre qu’il est permis de rechercher les motifs des préceptes religieux. En général il a pour objet d’expliquer par la raison les passages difficiles ou obscurs de la Bible. D’après un des biographes de Maimonide, M. Peter Beer, de Prague, le mot philosophe n’exprime pas exactement l’idée que l’on doit se faire de cet « aigle de la synagogue ; » c’est plutôt un spiritualiste rationnel.