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parricide se tuer devant lui, lorsqu’il immolait à César des victimes humaines, ou lorsqu’ayant fait mettre à la torture un magistrat que, dans sa pusillanimité, il soupçonnait à tort de l’avoir approché avec un fer caché sous son vêtement, il lui arrachait les yeux de sa propre main.

En effet, prenez ses statues et ses bustes, excepté ceux où toute individualité est effacée ; vous y trouverez toujours la même dureté et la même fausseté. Si mes lecteurs ne peuvent faire le voyage, de Rome, qu’ils aillent au musée du Louvre voir la belle statue d’Auguste, à laquelle on a donné la niche d’honneur. C’est une de celles qui me semblent le mieux répondre à l’idée que je me suis formée d’Auguste : l’air sombre et faux qui lui appartient s’y trouve, et l’attitude de la statue exprime cette décision prudente qui fit triompher ses artifices. Voilà bien celui dont le sceau était un sphinx.

Il y a au Vatican, dans la salle de l’Ariane, un buste qui prononce pour ainsi dire le dernier mot sur ce personnage trop célébré. Ce buste représente Auguste vieux. Cette fois seulement la beauté a disparu, mais on reconnaît encore les traits d’Octave. Quarante ans de ruse sont empreints dans les rides de ce visage flétri, qui pourrait être celui d’un vieux procureur, s’il n’était plutôt celui d’un vieux comédien. C’est que la dernière scène de ce long rôle approche, et nous ne sommes pas loin du moment suprême où, jetant enfin le masque dont il n’a plus besoin, l’histrion impérial prononcera ces paroles : « Ai-je bien joué la comédie de la vie ? » en ajoutant, comme ses confrères de la scène : « Applaudissez ! » On prête un mot semblable à Rabelais mourant.

La postérité a trop applaudi à cette longue mystification dont, sur son lit de mort, Auguste faisait le cynique aveu, pareille à ces spectateurs qui aiment à être trompés et applaudissent un acteur qui joue bien, même quand ils ne peuvent l’estimer. Non, je ne t’applaudis pas pour avoir trompé le monde, qui ne demandait qu’à l’être, et pour être parvenu, avec un art que la soif de la servitude rendait facile, à fonder, en conservant les dehors de la liberté, un despotisme dont nous verrons se développer sous tes successeurs les inévitables conséquences. Et qu’as-tu fait pour être applaudi ? Le peuple romain était fatigué, tu as profité de sa fatigue pour l’endormir. Quand il a été endormi, tu as énervé sa virilité. Tu n’as rien réparé, rien renouvelé ; tu as étouffé, tu as éteint. Quand ton successeur et ton continuateur Tibère viendra, il s’écriera : « O hommes préparés pour la servitude ! » Mais qui les l’avait préparés, si ce n’est toi ?


J.-J. AMPERE.