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Gibbon parle, il est vrai, de son règne avec une certaine complaisance qui ressemble à de l’envie. « Les plus riches habitans de l’Italie, qui avaient presque tous embrassé la philosophie d’Épicure, jouissaient de la paix et d’une heureuse tranquillité, sans se livrer aux idées de cette ancienne liberté si tumultueuse, dont le souvenir aurait pu troubler le songe agréable d’une vie consacrée au plaisir. » Gibbon cependant, tout épicurien qu’il était, avait trop de sagacité pour être dupe, et il a parfaitement caractérisé un souverain dont il se fût peut-être assez bien arrangé. « Une tête froide, un cœur insensible et une âme timide lui firent prendre, à l’âge de dix-neuf ans, le masque de l’hypocrisie que jamais il ne quitta. Il signa de la même main, et probablement dans le même esprit, la mort de Cicéron et le pardon de Cinna. »

Voltaire, qui n’avait pas toutes les vertus, mais qui en possédait une trop rare de nos jours, la vertu de l’indignation, Voltaire, dont le sang, et cela doit lui faire pardonner bien des choses, bouillait à tous les anniversaires de la Saint-Barthélemy, Voltaire ne s’est pas laissé aveugler par la gloire littéraire du siècle d’Auguste, à laquelle il était très sensible. À plusieurs reprises, sans se contredire jamais, non par boutade, mais d’après une conviction évidente, il a prononcé et répété presque toujours très crûment le vrai jugement que l’histoire doit porter sur Auguste : « Auguste était un fort méchant homme, indifférent au crime et à la vertu, se servant également des horreurs de l’un et des apparences de l’autre, uniquement attentif à son seul intérêt, n’ensanglantant la terre et ne la pacifiant, n’employant les armes et les lois, la religion et le plaisir, que pour être le maître et sacrifier tout à lui-même. » Cependant Montesquieu, Gibbon et Voltaire lui-même n’ont pu, sur ce point comme sur tant d’autres, faire triompher dans l’opinion le bon sens sur le lieu commun, et il existe pour la foule des esprits un Auguste de convention dont la jeunesse laisse bien quelque chose à désirer, mais dont la maturité a été pleine de sagesse et de grandeur. Je crois avoir expliqué comment ce lieu commun s’est établi. L’absence du témoignage de Plutarque, la reconnaissance ou la bassesse parmi les contemporains, au moyen âge un point de vue religieux et politique qui rattachait à Auguste les origines de l’église et de l’empire, lors de la renaissance l’idolâtrie des lettres et le goût de la protection, au XVIIe siècle le triomphe de la monarchie absolue en Europe, ont fait que le nom d’Auguste réveille encore, malgré Machiavel, Montesquieu, Gibbon et Voltaire, une idée trop favorable, et l’on a vu l’adulation, souvent maladroite, exploiter à ses risques et périls cette gloire qu’en partie elle avait faite. Heureusement pour la vérité de l’histoire et pour sa justice, il est resté autre chose du temps d’Auguste que ses portraits en vers, il est resté ses portraits en marbre, et ceux-là ne