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REVUE DES DEUX MONDES.

Je préfère de beaucoup l’honnête mercier Burigozzo, qui enregistre, avec les événemens politiques, les grands froids, les grandes pluies et les miracles, qui parle d’un nommé Jules II et d’un nommé Gaston de Foix, qui se plaint de la cherté des denrées, et a soin d’en indiquer les prix. La chronique du mercier Burigozzo me rappelle un peu les Mémoires d’un Bourgeois de Paris (ceux du xve siècle). Chez le bourgeois de Milan comme chez son contemporain de Paris, on trouve un vif sentiment de la misère du peuple, que les soldats ennemis pillent et que les soldats amis rançonnent ; il appelle toujours sa ville le pauvre Milan. « Et ainsi va de mal en pis, s’écrie-t-il, le pauvre Milan, les boutiques à moitié ouvertes et à moitié fermées, ne faisant rien et ayant grand’peur. » Voilà l’expression naïve des souffrances obscures des classes paisibles au milieu des querelles et des guerres des princes italiens. « Pauvre Italie, s’écrie énergiquement M. Cantù, obligée de débattre par les armes le moyen d’être libre, quand il n’y avait plus pour elle de liberté, comme un cadavre qui souffrirait dans sa bière ! »

Cet honnête mercier Burigozzo avait un fils qui voulut continuer la chronique de son père, et qui, pour annoncer son œuvre, termina l’œuvre paternelle par ces lignes vraiment singulières : « Vous verrez la suite dans la chronique de mon fils, car à cause de la mort qui m’est survenue, je ne puis plus écrire. » En présence de ces maux endurés pour des intérêts qui n’étaient pas ceux de l’Italie, M. Cantù dit avec raison : « Malgré les déclamations qu’on a pu faire sur les discordes fraternelles du moyen âge pour arriver à la liberté, elles ont moins coûté de sang que l’insouciant empressement à servir. » Un autre narrateur, non moins naïf écho des sentimens populaires, est un moine, le frère Philippe Visconti, qui raconte avec une grande apparence de bonne foi tout ce qui s’est passé sous ses yeux durant cette terrible peste de Milan dont tout le monde a entendu parler, car tout le monde a lu les Fiancés de Manzoni. Le bon moine n’a pas le plus léger doute sur la réalité des empoisonnemens prétendus produits par les onctions, et dont les auteurs furent livrés à de si atroces supplices. Cette croyance à des empoisonnemens mystérieux, que l’on a vu se produire presque partout lors des premières invasions du choléra, paraît être une maladie de l’esprit qui se manifeste comme un symptôme concomitant dans toutes les grandes épidémies. Je ne puis, comme l’éditeur, admettre ce fait, dans lequel je reconnais tout simplement, quand il devrait m’accuser de pyrrhonisme, une illusion née dans les imaginations excitées de cette espèce de démence qui saisit parfois les multitudes, et leur fait croire qu’elles ont vu ce qui n’a pas existé. On pourrait citer plusieurs autres exemples de ce que j’appellerais volontiers des hallucinations populaires.