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momens que le passé n’était pas entièrement mort dans toutes les âmes. Tite-Live écrivait les annales de Rome libre, et, comme il le dit, comme devait le redire quinze siècles plus tard Machiavel sous d’autres usurpateurs, les Médicis, il redevenait ancien en retraçant les choses anciennes[1]. Il échappait aux poètes les plus courtisans des retours vers les grandes vertus républicaines, vers les hommes de l’âge de la liberté. Virgile osait admirer le premier Brutus sous l’héritier de César, immolé par un autre Brutus, et placer Caton d’Utique à la tête des justes dans les champs-élysées ; Horace célébrait la constance de ce dernier défenseur de la liberté, cette âme que le joug imposé à toute la terre n’avait pu ployer.

Et cuncta terrarum snbacta
Prater atrocem animum Catonis.


Mais ces élans ou plutôt ces distractions de la poésie étaient rares. En général la parole s’arrêtait devant la puissance. Virgile terminait un hymne magnifique aux vertus de la république par l’éloge de son vainqueur. Horace passait de l’admiration de Caton à l’admiration d’Octave, et, après avoir traduit les premiers vers d’un chant d’Alcée :

Nunc est bibendum…


« il faut boire et frapper la terre d’un pied libre, » il se gardait d’ajouter, comme le poète grec : « Réjouissons-nous, car le tyran est mort ! » Un art silencieux, mais expressif, l’architecture, traduisit mieux cette sourde persistance de l’ancien esprit romain. La suite de la tradition se manifeste surtout dans celui des beaux-arts qui, plus que tous les autres, reproduit les types établis. Il est curieux de suivre à Rome dans l’architecture le passage du dernier âge de la république aux premières années de l’empire. Le lien de ces deux époques est mieux marqué là qu’ailleurs, et cette fois encore les monumens romains auront complété l’histoire romaine. Dans ceux qui appartiennent au temps d’Auguste se montre, à des degrés différens, un reste du caractère qu’avait présenté l’architecture dans le dernier âge de la liberté. Ce caractère est une simplicité noble, une élégance sévère, une pureté presque grecque ; il se retrouve dans les ruines du théâtre de Marcellus, dans le temple de Mars Vengeur, où, à côté de la richesse de certains détails, on reconnaît le même principe[2]. Il y a surtout une grecque dans le plafond du péristyle qui, par sa simplicité et sa pureté, rappelle tout à fait la simplicité et la pureté de l’époque républicaine. Si l’on considère l’ensemble majestueux du monument, on dirait qu’Auguste a voulu créer une architecture impériale,

  1. « Et mihi res veteres scribenti nescio quo pacto antiquus fit animus. »
  2. J’ai été guidé dans ces confrontations, délicates par le coup d’œil exercé et le jugement sûr d’un architecte qui avait comparé avec soin les monumens de la Grèce et ceux de Rome, M. Louvet, alors pensionnaire de l’Académie de France.