Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 5.djvu/676

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

leurs mouvemens sont très redoutables et éveillent les inquiétudes des puissans. Leur ignorance ne permet pas de songer à les appeler au gouvernement général de la société, et pourtant elles sont si nombreuses, qu’il est inutile aussi de vouloir les réduire. Le gouvernement, dans de telles conditions, devient très difficile. Un moyen de salut ou, pour mieux dire, un expédient se présente : pourquoi ne tournerait-on pas la difficulté en changeant les conditions de gouvernement ? Jusque-là c’était l’homme qui gouvernait ; pourquoi pas maintenant une machine, une force anonyme ? Alors apparaît le système artificiel, subtil, savant, que l’on nomme monarchie administrative. Une fois enveloppée dans ce réseau, l’individualité humaine s’endort dans une sécurité égoïste. Le nombre des mobiles d’activité de l’homme se trouve singulièrement diminué : ils se réduisent à la recherche des choses nécessaires à la vie physique ; tout ce qui se rapporte à la vie morale devient l’affaire d’un être de raison, nommé l’état.

Cette crise historique est le plus grand péril que rencontre la civilisation, car le remède employé est pire que le mal qu’il cherche à guérir. Ce qui advient de l’individualité humaine, lorsqu’elle est ainsi arrêtée dans son premier développement, c’est ce que par deux fois l’histoire nous a enseigné. La première fois l’âme humaine, toute païenne et matérielle, a cédé sans murmurer et sans prolonger une lutte inutile. La seconde fois, chrétienne et morale, elle a violemment résisté et a engagé un combat qui n’est pas près de finir.

Lorsqu’à la fin de l’ancien monde, toute l’Italie d’abord, et bientôt à sa suite les innombrables provinces de la république, demandèrent à entrer dans la cité romaine, il l’eut, si on peut le dire, comme une invasion violente de l’individualité humaine, mille fois plus dangereuse que les invasions de Teutons et de Cimbres qu’avaient repoussées les soldats de Marius. L’ancien gouvernement devenant impossible, il fut nécessaire d’en trouver un nouveau, et il sortit tout entier de la tête intelligente de César. La monarchie administrative et la force militaire remplacèrent le pouvoir du patriciat. Tous furent citoyens romains, à la condition que tous fussent soumis ; tous furent égaux, et personne ne fut libre : les intérêts moraux de l’humanité entière se concentrèrent dans une seule personne, celle de l’empereur, et ces intérêts, à force d’être universels et généraux, prirent un tel caractère d’abstraction vague, d’entité métaphysique, qu’ils finirent par devenir des fantômes insaisissables à l’intelligence humaine. Tant qu’il resta aux césars quelques vestiges de l’ancien monde à détruire, tant qu’ils eurent sous la main quelques restes de patriciat à ruiner, quelque ombre de sénat à humilier, leur tâche fut facile ; mais lorsqu’il n’exista plus rien qu’un univers et un empereur,