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Telle est la leçon que présente en particulier l’histoire de la France. Nulle part tant d’efforts n’ont été faits pour établir la liberté. Soumis à de longues et successives compressions, jamais cependant individu n’a eu chez nous le temps d’apprendre la pratique de la liberté ; jamais n’a pu s’accomplir en lui le lent développement de la dignité personnelle. Harcelé, irrité, opprimé pendant des siècles, dès qu’il a eu un instant de répit ; il n’a songé qu’à opprimer à son tour. Ses passions se sont montrées ce qu’elles devaient être, violentes, aveugles, irrésistibles. Hors on s’aperçoit que cette civilisation dont on se vantait tant n’était qu’un manteau ; on s’aperçoit que la vraie civilisation, au lieu de consister dans un vain étalage de pompes extérieures et d’institutions mécaniques fabriquées par une main ingénieuse, doit sortir vivante du cœur de l’homme et doit être avant tout intérieure et ; morale ; mais il est trop tard pour changer tout cela : c’était l’œuvre du temps, et ce sera encore l’œuvre du temps, car ni les intérêts, ni les passions, ni les craintes, ne peuvent attendre. On invoque comme un sauveur le système qui fut la cause de tout le mal, on invoque contre les individus lei système qui s’est opposé au développement de l’individualité, c’est-à-dire de la vertu humaine, et sa réapparition est saluée avec joie, car, mise en regard des misères et des passions sauvages qu’on a dû supporter, on est obligé de se dire que son action est morale, bienfaisante, humaine. C’est ainsi que pour un œil mal exercé l’oppression semble porter avec elle son remède ; mais un œil clairvoyant s’aperçoit bien vite que cette répression, bienfaisante en apparence, n’est qu’une aggravation nouvelle d’un mal ancien. Et ainsi les sociétés tournent dans un cercle vicieux d’ où elles peuvent ne sortir jamais.


II

Comment l’œuvre de la civilisation peut-elle s’interrompre ? comment les hommes arrivent-ils à perdre leurs droits d’individu, à être moins qu’un chiffre, une abstraction, à s’absorber dans un être de raison qui s’appelle état ? C’est là un fait historique très important, et qui mérite attention.

Il y a un moment dans la vie des peuples qui est plein de dangers et d’écueils. Lorsque la civilisation s’est développée sans interruption pendant un long espace de temps, elle a produit son œuvre naturelle, qui est, ainsi que nous l’avons dit, de créer des individus. L’individualité, qui d’abord était une exception, à tel point qu’elle constituait un privilège, devient un moment donné le partage de milliers d’hommes ; mais ces individualités à peine formées sont singulièrement incomplètes et grossières ; Pleines de passions : anarchiques,