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humaine existe partout où nous sentons la marque d’une âme originale et indépendante. Le potier qui imprime son cachet à un vase d’argile, le laboureur dont le champ révèle par son aspect différent de l’aspect des champs voisins les soins d’un travail libre, sont des individualités au même titre, sinon au même degré que le conquérant ou le poète. Est-ce que le paysan écossais, est-ce que le paysan de la Nouvelle-Angleterre, avec leur culture biblique, leur grave esprit de liberté, leur ardeur opiniâtre au travail, leur proverbiale sagesse pratique, ne sont pas des individualités ? A quel titre reconnaîtrez-vous la personnalité, si vous ne la reconnaissez pas là ? Nous n’avons donc pas besoin, pour être des individus, d’être des oppresseurs, des tyrans ou des orgueilleux ; nous n’avons pas besoin de faire des actions extraordinaires et de nous manifester au monde avec grand fracas : nous n’avons besoin que d’avoir une âme, et le plus léger signe la fera reconnaître.

Qu’y a-t-il là d’anti-démocratique ? J’ai cité l’exemple de l’Ecosse et de la Nouvelle-Angleterre, parce que c’est un des faits les plus frappans et les plus propres à éclairer sur la vraie direction de la société. Dans ces deux contrées, les masses n’existent pour ainsi dire pas, ce sont des nations d’individus ; il n’y a pas la de troupeau humain, Il y a des hommes. Il est honteux de voir combien, lorsque nous parlons de démocratie, nous sommes barbares dans nos raisonnemens. Nous ne dépassons pas, dans nos idées sur l’égalité, l’intelligence des révoltés du moyen âge ou des populaces envieuses et souffrantes. « Quand Adam bêchait et quand Eve filait, qui donc était gentil homme ? » demandaient les pauvres paysans insurgés du temps de Richard II. C’est la manière dont encore aujourd’hui nous revendiquons l’égalité. « Mais, s’écrie à son tour un philosophe moderne, où seront les gentilshommes quand tous les hommes seront gentils hommes ? » Voilà la vraie manière de comprendre l’égalité. La race démocratique par excellence, la race germanique et anglo-saxonne, ne s’y est jamais trompée, et dans ses diverses évolutions intellectuelles, politiques, religieuses » elle n’a jamais dévié de cette route. Sous différentes formes, — aristocratie féodale, décentralisation administrative, morcellement politique, régime constitutionnel, parlemens, protestantisme, philosophie, — elle est restée fidèle à la cause de l’individualité, elle a incliné et incline lentement vers cette république idéale où tous sont égaux parce que tous sont défendus contre les envahissemens despotiques par les barrières de la dignité personnelle, où l’obéissance s’accorde, mais n’est jamais conquise par la force, où les liens qui rattachent les hommes entre eux sont une chaîne de devoirs réciproques, où le verbe impersonnel il faut, expression d’une nécessité fatale et signe d’infériorité morale chez