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vidu, et surtout selon qu’ils facilitent ou entravent son développement. Tout gouvernement fondé en dehors de l’individu est donc contraire à la civilisation. Plusieurs fois cette expérience a été tentée par suite de circonstances où la liberté semblait offrir les plus grands dangers, et toujours cette tentative a eu le même résultat, à savoir l’immoralité et la décadence. Deux de ces tentatives surtout sont mémorables : dans la première, l’âme humaine a failli périr ; la seconde, qui dure depuis trois siècles, après avoir maintes fois fait dévier la société, n’a pu encore réussir qu’à moitié, et ce qui prouve bien que cette tentative est condamnée par la force des choses, c’est que, dans cette longue bataille de trois siècles, partout où l’individu a triomphé, la vie s’est développée sans obstacle ; partout où il a échoué, elle s’est éteinte, si bien que l’apologie de l’individualité humaine est contenue dans l’histoire des efforts tentés contre elle. C’est cette excellence de l’individualité et cette absolue certitude du danger que courent les nations, quand elles la laissent perdre ou diminuer, que je voudrais mettre en lumière comme une leçon encore utile au temps présent.

I

Ce qu’on nomme individualité est le signe le plus élevé de la civilisation ; c’est le véritable triomphe de l’homme sur la fatalité, car trois choses, essentiellement contraires à la fatalité, la constituent : le caractère, point de résistance où viennent se briser les accidens extérieurs ; la liberté, mouvement volontaire de l’esprit et arme d’action ; l’originalité, qui différencie l’âme d’une autre âme, la sépare pour ainsi dire du genre auquel elle appartient et la marque d’un signe reconnaissant. Quand ces trois attributs, caractère, indépendance, originalité, apparaissent chez un homme, une individualité est constituée. L’homme cesse alors d’être un phénomène obscur, né d’une loi générale, se rattachant dans tous ses actes à une loi générale ; il est un être qui porte en lui-même sa loi, ou qui, pour mieux dire, la gouverne, en la faisant personnelle d’impersonnelle qu’elle était, et morale de matérielle. Lorsque l’homme s’élève à la dignité d’individu, il atteint le dernier terme de sa destinée terrestre et sociale. Enfin c’est par l’individualité que l’homme cesse d’être un animal et d’appartenir à un genre, à une tribu d’animaux ; après cela, il ne lui reste plus qu’à être une âme.

L’individu est le commencement et la fin, la cause et le but de la civilisation : c’est là une vérité qu’il ne faut se lasser de proclamer bien haut, car nous courons risque de l’oublier, et sous prétexte d’égalité, de bonheur des masses, nous faisons verser la société dans