Jamais l’individualité humaine n’a été aussi faible qu’aujourd’hui, et jamais elle n’a été entourée de plus de périls. Les uns la redoutent comme une puissance envahissante, intraitable et contraire à la démocratie ; les autres la condamnent en la rendant responsable des excès de la licence. La société s’en effarouche comme de l’imprévu et du hasard ; le peuple innombrable de la bureaucratie moderne, habitué à la monotone régularité de ses mécanismes, rit d’elle comme d’une puissance excentrique, aventureuse, incompatible avec le gouvernement des hommes.
Qu’est-ce cependant que cette puissance tant redoutée, et qu’on refoule autant qu’on le peut ? C’est la civilisation elle-même. L’individu n’est pas une des puissances sociales, il est l’unique. Puisqu’il est incriminé de toutes parts, puisqu’on semble préférer à son action libre l’action d’agens mécaniques, et qu’on cherche à lui faire une mauvaise renommée, je suis tenté de décrire pour ainsi dire sa constitution morale et de retracer quelques-unes des péripéties de son histoire. On ne trouve pas à la société d’autre cause, à la civilisation d’autre fin que l’individu. On possède ainsi un critérium infaillible pour juger du degré d’excellence des gouvernemens : ils sont plus ou moins bons, selon qu’ils se rapprochent ou s’éloignent de l’indi-