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a abandonnés chaque fois qu’elle a conclu la paix. Ils se rappellent la restitution forcée de Cattaro, qu’ils avaient pris, et ces traités de 1815, où la Russie, toute puissante alors, et qui pouvait d’un mot les rendre indépendans, augmenter leur territoire pour payer leur dévouement et leurs sacrifices depuis Pierre le Grand, ne s’occupa d’eux que pour leur faire évacuer un territoire conquis. Ils ne doivent pas être aujourd’hui plus contens de leur alliée. La question du Monténégro reste encore sans solution. Croit-on que, voyant le peu de fonds qu’ils doivent faire sur la Russie et l’indifférence des autres puissances, leur isolement finira par les décider à la soumission envers les Turcs ? Ils ne deviendront ni Turcs, ni Autrichiens, ni Russes ; ils sont et resteront Monténégrins. Aussi sauvages que leurs montagnes, ils se battent pour elles par amour et par reconnaissance : « Sans nos grandes montagnes, me disait l’un d’eux, on n’eût jamais parlé de nous dans le monde ! » A cet amour se joint la haine héréditaire et séculaire qui met aux prises les Turcs et les Monténégrins. Il y a quatre cents ans que le Turc tient pour heureux l’instant où il a tué un Monténégrin, Il y a quatre cents ans que le Monténégrin tient pour sacrée l’arme qui a tranché la tête d’un Turc. Récemment encore, quand au Monténégro on baptisait le fils d’un simple chef de nahia, on formulait entre autres vœux celui-ci : « Que sa haine pour le Turc soit de plus en plus implacable ! » De l’autre côté de la frontière, en Albanie, on retrouve la même fureur. Lorsqu’en 1851 Osman-Pacha annonça aux habitans de Scutari la mort du prince-évêque, prédécesseur de Danilo, les Scutarins brûlèrent je ne sais combien de fusées et se livrèrent à je ne sais quelles odieuses réjouissances. Sans doute voir dans chaque habitant de la Montagne-Noire un sanguinaire Attila, croire, d’après certains récits, que, dans telle expédition contre les Kutchi, les Monténégrins n’ont laissé vivans ni hommes, ni femmes, ni enfans, c’est admettre trop facilement d’injustes exagérations : il n’en est pas moins certain que les meurtres réciproques, seront interminables, et que ces deux races, si opposées de caractère, de mœurs, de religion, excitées sans cesse par un désir de représailles qui naissent les unes des autres, ne peuvent se réconcilier.

Je me trompe, les Monténégrins s’adouciront peut-être ; on a un moyen de les apaiser : « Il faudrait que j’eusse folie en tête, disait dernièrement Danilo à un Anglais de grande naissance qui le visitait à Cétigné, il faudrait que j’eusse folie en tête pour penser à combattre le Turc à dater du jour où il me reconnaîtrait comme légalement indépendant. » Cette indépendance sera-t-elle reconnue ? On a lu le mémorandum que Danilo a adressé aux puissances, et dans lequel il demande un agrandissement de frontières, un port sur l’Adriatique, enfin la reconnaissance