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chansons héroïques des Monténégrins et des Serbes. Il savait, comme tout Monténégrin bien né, que la Russie investit et pensionne les chefs du pays, que la prudence commande de ménager l’Autriche, puissance limitrophe, mais qu’en revanche la haine contre le Turc, la haine implacable, altérée de vengeance, est consacrée par la tradition, peut-être même par les lois, et qu’il est beau de trancher une tête d’Ottoman, de la rapporter en triomphe à Cétigné, de toucher la prime que le trésor payait alors au glorieux meurtrier. Je doute qu’aujourd’hui, malgré ses voyages dans les pays civilisés, Danilo en sache beaucoup plus long. Cependant le séjour de Vienne, où le vladika son oncle l’avait envoyé peu de temps avant sa mort, lui a donné quelques notions de la civilisation moderne et montré d’autres institutions que celles de son pays. Dès que Milakovitch vint lui annoncer que Pierre Pétrovitch l’avait choisi pour son successeur, dans les premiers jours de décembre 1851, le prince partit de Vienne et fut à Cattaro le 15 du même mois. À peine arrivé dans Cétigné, sa capitale, il fit preuve de volonté. Le sénat était réuni. Tomaso Pétrovitch, frère de l’ancien vladika, oncle et tuteur du nouveau, présidait l’assemblée. Danilo demanda qu’on lui remît le pouvoir. Tomaso refusa, sous prétexte qu’il n’était pas encore capable de diriger personnellement les affaires ; Danilo déclara énergiquement qu’il se sentait capable, qu’il avait droit au pouvoir, et qu’il l’exigeait. Les assistans s’interposèrent, et les choses restèrent suspendues pendant quelques jours, jusqu’à l’arrivée d’un ordre du tsar Nicolas, qui enjoignait aux Monténégrins d’exécuter le testament. Les plus hostiles obéirent ; le président du sénat lui-même se soumit à l’ordre suprême. Tous les chefs des montagnes se réunirent et tinrent une diète semblable à celles qui s’assemblaient dans l’ancienne Pologne ou dans l’ancien empire des Magyars. C’était le 13 janvier. Milakovich lut à haute voix la proclamation du tsar, et Danilo reçut les hommages de l’assemblée. « Je jure, s’écria-t-il, de me consacrer tout entier au bien du pays, » et de joyeuses et sonores fusillades racontèrent aux échos des rochers, aux pâtres, à tous les habitans des nahias, que Danilo Niegosch était reconnu chef de la tribu, tribu de plus de cent mille âmes, dont vingt mille guerriers accomplis.

Danilo se sentait peu fait pour être évêque. Il annonça immédiatement son départ pour la Russie, sachant bien que rien dans la constitution monténégrine ne pouvait se modifier sans la consécration du tsar, et prétextant la nécessité d’aller accomplir les cérémonies de l’investiture. Il confia le gouvernement à son oncle ; en même temps il déclara biens nationaux des sommes importantes placées dans les banques étrangères et faisant partie de la fortune particulière de l’ancien vladika. Cet acte de munificence, extraordinaire au Monténégro, lui concilia tous les cœurs. Ayant ensuite visité les couvens