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Bieka compte tout au plus deux cents feux. En France, ce serait un village ; au Monténégro, c’est une petite ville, chef-lieu de la nahia, c’est-à-dire du département. Le prince Danilo et sa femme en aiment le séjour ; ils quittent souvent pour Rieka leur capitale de Cétigné, et, grâce à cette faveur, Rieka s’embellit et se civilise. Elle possède un quai solidement construit entre la maison du prince et la plaine qui ouvre le chemin du midi. J’ai vu poser la première charpente d’un pont, ce qui donne à penser qu’il sera achevé. Les alentours sont bien cultivés ; on parle même d’une école où les fils des Monténégrins apprendraient autre chose que le maniement du pistolet et du yatagan.

À l’extrémité du quai, et dans l’endroit le mieux aéré, s’élève l’habitation princière. Elle regarde d’un côté la rivière et de l’autre l’a ville. On ne peut venir de Scutari à Rieka sans passer sous l’étroite terrasse qui s’étend, en forme de rotonde, devant cette habitation. Sur la plate-forme, un des soixante-deux attachés à la personne du prince, c’est-à-dire un des soixante-deux hommes les plus robustes et les mieux taillés qui puissent se rencontrer, monte fièrement la garde en costume de Monténégrin sur pied de guerre. Sa présence indiquait que le chef se trouvait à Rieka.

J’avais été prévenu que Danilo sortait tous les jours vers cinq heures et s’entretenait, pendant sa promenade, avec ceux de son peuple qui avaient une demande à lui faire. Je n’eus garde de manquer l’heure. À ce moment, il se fit dans la foule assemblée autour de la maison du prince un mouvement subit de silence et de respect extraordinaire. Ce peuple primitif gardait dans sa déférence et ses saluts quelque chose d’imposant : tout profonds qu’ils étaient, ces saluts n’étaient point humbles. Les récits bizarres, affirmes par les uns, démentis par les autres, que j’avais entendus sur le compte de Danilo, et qui me le représentaient comme une sorte de Barbe-Bleue, me donnaient une vive impatience de le voir en personne. Il est petit ; mais pour reconnaître tout d’abord que le knèze du Tsernogore et des Berda, comme on l’appelle dans ses montagnes, n’est pas un homme ordinaire, il suffit de voir avec quel art et quelle science il compose ses manières pour faire bien comprendre à son peuple que lui, Danilo Pétrovitch Niegosch, est légitimement et indubitablement le premier, le seul puissant parmi tous. Il passait au milieu des siens d’un pas calme et mesuré, avec une dignité élégante qu’ennoblissait encore un air sombre et rêveur. S’il était possible que le prince eût lu Shakspeare, on jurerait qu’il forme son maintien sur le modèle du mélancolique amant d’Ophélie. On croirait voir Hamlet en armes se rendant aux murailles d’Elseneur. Il met en scène sur sa figure son désir profond et violent d’être reconnu comme prince sérénissime du Monténégro, indépendant du