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de la rivière nous montra les toits échelonnés et le petit quai de la ville monténégrine.

Le secrétaire français du prince vint au-devant de nous ; il nous installa dans les deux maisons les plus belles du pays. Je fus logé chez un sénateur qui, avec toute sorte de bonne grâce, me présenta un morceau d’ail pour tout rôti et un quartier de fromage pour tout supplément. Sans le maître d’hôtel du prince, j’aurais fait maigre pitance chez un peuple si frugal. Du reste, la petite maison était neuve, en pierre, avec des contrevens verts, et j’aurais pu me croire dans un cottage de la vieille Angleterre, si les costumes extraordinaires que je voyais passer et les détonations d’armes à feu que j’en tendais sans cesse ne m’eussent rappelé les Monténégrins. Ils surent bientôt, grands et petits, notre arrivée, et les visites furent nombreuses ; nous ne pouvions l’échapper. Dans leur désir de nous serrer la main et de nous appeler les bienvenus, ils auraient brisé notre porte, si nous l’avions défendue. Même pendant notre toilette, il nous fallait recevoir les amis de notre hôte, et, s’il faut dire le mot, je changeais de pantalon quand le frère même du prince, le brave Mirko, entra chez moi. Cette occupation lui parut naturelle, et sans plus d’embarras il s’assit sur un coffre adossé au mur. Il était accompagné de sept ou huit Monténégrins d’une taille si élevée que j’étais comme Gulliver dans l’île des géans. Dirai-je leur curiosité naïve et insatiable ? Ils firent un véritable voyage autour de ma chambre ; ils y mirent l’attention la plus minutieuse, touchant à tout, s’informant de tout, questionnant sur le moindre objet, m’accablant de pourquoi. Pour Mirko, il restait immobile et majestueux sur son coffre ; son impassibilité ne se démentit qu’au moment où notre cavus prit le fusil de mon ami pour le nettoyer. Ce fusil venait de chez Lefaucheux. Les yeux de Mirko brillèrent ; il se leva subitement, s’en empara, l’examina avec un soin extraordinaire, s’en fit expliquer le système, l’ajusta, demanda qu’il fût chargé, nous pria vivement de lui indiquer un but par l’ouverture de la fenêtre, tira et atteignit l’objet désigné. Ce coup de feu mit nos visiteurs sur le chapitre de la guerre ; ils nous montrèrent successivement leurs yatagans. « Cette arme, disait Mirko, a tranché neuf têtes de Turcs, en commençant par celle du Turc à qui je l’ai prise. — Celle-là, disait un autre, a coupé neuf têtes au combat de Podgoritzai, » En les écoutant, je songeai à leurs voisins. À quelques pas de là, l’Ottoman dort sur son tapis, les jambes croisées, le chibouque à la main, rêvant, à quoi ? à la fumée qui en sort. Son sourire est impertinent ou hébété. Près de lui vit le Monténégrin ; son rire est franc et vif, il est agile, actif, inquiet de l’avenir, impatient, naïf, curieux, et son langage a de la grandeur.