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L’Autriche s’est interposée ; elle a envoyé à Constantinople M. de Leiningen. Vous savez que la mission de M. de Leiningen réussit ; mais vous ignorez peut-être que l’Autriche et la Russie avaient envoyé à ce propos des commissaires en Albanie, dont l’un était le colonel Kalich et l’autre le colonel Kovalevski ; vous ignorez peut-être que, la Porte ayant consenti à la suspension des hostilités, l’envoyé autrichien fut averti sur-le-champ et stipula avec Omer-Pacha en faveur du Monténégro, tandis que l’envoyé russe, ne sachant rien, arriva trop tard aux conférences. L’influence de l’Autriche sur la Turquie se trouva donc bien constatée. À ce moment reparut la question des lieux-saints. N’est-il pas vraisemblable que le tsar, voyant la Porte céder si aisément aux injonctions de l’Autriche, en conclut que la Porte ne résisterait pas à celles de la Russie, appuyées sur des arméniens formidables ? De là la mission Menchikof. Sans la prise de Zabliack, il n’y aurait pas eu de mission Leiningen ; sans la mission Leiningen, le prince Menchikof eût-il été si emporté ? C’est peu vraisemblable ; qu’en dites-vous ? — Je n’en sais rien, répondis-je ; mais je vous accorde que le rapprochement est spécieux. » Le consul me contait cela pendant que nous descendions au lieu d’embarquement. Une nouvelle fusillade salua notre départ.

Notre embarcation s’engagea bientôt dans les eaux de la Rieka. Nous étions dans le Monténégro. Au premier coup d’œil, je reconnus que j’avais quitté le paresseux empire du croissant. La Rieka, gracieux ruban qui borde le pied des Montagnes-Noires, était sillonnée débarques de pêche. Les femmes, loin d’être comme en Turquie voilées et inactives, manœuvraient les rames avec une vigueur sur prenante ; les hommes disposaient les filets. Sur les pentes rocheuses, le long des sentiers pratiqués dans la pierre, serpentaient en chantant de petites caravanes. Les costumes, les tournures me frappaient d’étonnement. La perspective se resserrait entre les monts à mesure que nous avancions dans les détours de la rivière au milieu d’herbes et de nénuphars, rencontrant çà et là quelque pélican qui se prélassait dans l’ombre et la fraîcheur avec cet air contemplatif que reproduisent si bien les oiseaux hiéroglyphiques des Égyptiens. Un angle subit de la montagne semble fermer la rivière, mais ce n’est qu’un défilé, et quand on l’a franchi, la nature, jusqu’alors sombre et sauvage, apparaît tout à coup gracieuse, souriante et animée. Riche verdure, lotus blancs et roses, champs de culture séparés par des haies d’aubépine, la plus fraîche végétation qui se trouve dans ce Monténégro dont la stérilité est proverbiale, cet aimable paysage est l’avenue de la ville de Rieka. Le Monténégrin qui nous accompagnait déchargea ses pistolets et poussa des cris d’appel ; de tous côtés, il lui fut répondu avec la même éloquence. Un nouveau détour