Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 5.djvu/652

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des Monténégrins ; voici Zabliack, dominé par une forteresse qu’a rendue célèbre la guerre de 1852. Au fond d’une baie, on distingue le petit koulé ou poste de Kramassou qu’Osman, pacha de Scutari, établit en 1846 pour commander l’embouchure de la Rieka. Nous abordâmes à l’île d’Alessandra. Elle était gardée par une compagnie de bachi-bozouks épirotes. Dès que leur chef, Mustapha-Aga, reconnut le pavillon français, il dépêcha vers nous un de ses lieutenans, qui nous souhaita pompeusement la bienvenue et nous invita à nous reposer dans sa maison. On ne se doute guère en France de l’autorité que peut s’acquérir en Orient le consul d’une grande nation, s’il est résolu, courageux, et s’il s’entoure avec soin de tout l’appareil de la puissance, de toutes les marques de la dignité extérieure. Qu’il impose et qu’il se fasse redouter, les Turcs comme les chrétiens se lèveront sur son passage et le salueront avec humilité ; il ne rencontrera que la soumission ; les soldats lui porteront les armes. Ces petits hommages ont une grande importance chez les Turcs, qui, peu enclins à aimer les étrangers, ne les respectent que s’ils les craignent. Pendant que nous descendions à terre, cent ou cent cinquante bachi-bozouks s’échelonnèrent sur les rochers. Ils étaient vêtus de grandes tuniques de laine blanche et tenaient à la main le long fusil albanais ; leurs ceintures étaient chargées de pis tolets. Mustapha-Aga, reconnaissable à sa veste de drap rouge ornée de broderies noir et or, s’avança à pas comptés jusqu’au pied des rochers, et nous fit le salut oriental dans toutes ses règles courtoises. À peine le consul eut-il répondu, que tous les bachi-bozouks imitèrent fort noblement les gestes solennels de leur chef. Aux premiers pas que nous fîmes, trois décharges firent vibrer l’air et sonner les échos, démonstration amicale, mais très désordonnée ; les balles venaient siffler autour de nos oreilles. Singulier spectacle que celui de ces hommes ! La poésie se mêlait à la prose. Quatre ou cinq, à trente pas de nous, égorgeaient des agneaux, les dépouillaient, les enfourchaient dans des branches, les livraient à des flammes improvisées, et plus loin, à l’écart, un autre accomplissait à la face du ciel, sous un soleil implacable, les majestueuses cérémonies de la prière musulmane.

Nous nous reposâmes pendant une heure dans la petite maison grise de Mustapha-Aga, posée en vedette sur la pointe la plus haute de l’île. Au moment de partir, le consul me montra la forteresse de Zabliack. « Vous voyez, me dit-il, ce point blanc à l’horizon ; c’est de là, à mon sens, qu’est sortie la guerre d’Orient. — Vraiment ? dis-je quelque peu étonné. — C’est un paradoxe, mais c’est peut-être une vérité. Les Monténégrins ont surpris ce fort en 1852. Omer-Pacha a fait marcher contre eux toutes les troupes qu’il a pu rassembler.