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ne prend le pas sur ceux qu’il respecte, s’ils ne lui font un signe qui l’y autorise. Sur l’avis du chef de notre escorte, mon ami fit ce signe. Aussitôt l’Albanais enleva son cheval, partit à bride abattue, et au mi lieu de sa course effrénée déchargea et rechargea successivement ses pistolets. Jusqu’au moment où l’homme et le cheval disparurent dans les gorges de la montagne, les coups de feu retentirent. C’était le plus grand honneur qu’il crût pouvoir nous rendre. Je compris qu’en ce pays ce n’est plus la parole qui est l’expression de la pensée, c’est la poudre ; elle s’enflamme pour marquer l’amitié ou le respect, la crainte ou la colère ; elle salue, récompense et punit. Ces Albanais me paraissaient déjà intéressans ; mais les Monténégrins, plus sauvages, devaient me le paraître davantage.

L’extrémité méridionale du Monténégro est séparée de l’Albanie par le lac de Scutari, Rieka est la ville monténégrine la plus rapprochée. On peut aller de Scutari à Rieka par le lac ; la traversée dure dix heures. Nous partîmes, le consul, mon ami et moi, par une belle matinée d’avril. Une de ces lourdes embarcations appelées londra, montée par dix rameurs, nous attendait sur la Bojana, rivière qui sort du lac pour tomber dans l’Adriatique auprès de Dulcigno. À côté de nous se plaça, tantôt debout, tantôt assis, un envoyé du prince Danilo, magnifiquement armé et vêtu ; devant lui, un des cuvas ou gardes d’honneur du consulat était employé au service des chibouques. Après quelques coups de rame, nous entrâmes dans le lac.

Le lac de Scutari a pour ceinture et pour rempart de hautes chaînes de montagnes. C’est un des nobles spectacles qui, dans cette même Albanie, transportaient l’imagination de lord Byron. Ces lignes rocheuses, ici couvertes d’une neige éclatante, la sombres comme les troncs vieillis des forêts ou fauves comme le plumage des aigles, se détachent sur le bleu limpide de l’air avec cette harmonie puissante qui est le secret de la nature. Au pied d’une de ces montagnes, on voit une église chrétienne, bâtie par Hélène, reine de Servie, et quelques villages catholiques qui ont maintenu au nom du Christ leur indépendance, ne payant à la Sublime-Porte d’autre redevance que le secours de leurs armes dans les guerres contre le Monté négro. À gauche, les rochers et les montagnes s’élèvent à pic ; les flancs arides de la chaîne des Schestaney, défendus par des tribus belliqueuses, arrêtent de ce côté les invasions des Monténégrins. En face, les Montagnes-Noires, d’où le Monténégro tire son nom, annoncent un pays sauvage et aride.

Les îles du lac attirèrent aussi nos regards. Voici Vranina, qui n’est qu’un rocher, mais la hauteur de ce rocher en fait un poste d’observation militaire d’où l’on reconnaît les moindres mouvemens