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que nous essayons de cacher à nos enfans ne leur est inconnu. Un moment cependant est venu où le jeune homme si tristement élevé a entrevu de meilleurs principes. Halil a trouvé dans le harem de son père une femme sensée et éclairée, sa propre tante, qui, ne s’étant jamais mariée, a fréquenté pendant son séjour à Constantinople la société des Francs de distinction. Lindaraxa (c’est son nom) connaît les erreurs ou pour mieux dire les malheurs de ses compatriotes, et elle s’efforce d’en préserver son neveu. Elle n’a pas fait de Halil un savant, mais elle l’a entretenu des bienfaits et des beautés de la civilisation. En même temps qu’Halil se sent porté à aimer, à admirer ce qui est bien, il éprouve pour ce qui est mal un mépris qu’il ne prend pas la peine de cacher. On devine ce qu’a pu produire l’influence de la vie du harem combinée avec celle des leçons de Lindaraxa. Le caractère de Halil est un composé de contradictions et de bizarreries. Ajoutons qu’une passion véritable, — une de ces passions profondes et durables que les Turcs connaissent peu, — est née et a grandi dans le cœur d’Halil. L’objet de cette passion est une des femmes mêmes d’Erjeb-Pacha, pauvre et douce victime d’un brutal préjugé, et dont, malgré la différence des âges, Halil s’est fait le protecteur. Halil est donc à la fois enfant et homme. L’éducation du harem, mêlée à quelques lambeaux d’instruction européenne, explique les bizarres contradictions de son caractère. En face de son père adoptif, Halil représente la jeune génération de la Turquie.

Les amis du pacha, — Ahmet-Effendi, Hamid-Bey, Osman-Aga, Ali-Bey, — sont quatre parvenus subalternes qui ont fait leur fortune dans l’antichambre d’Erjeb-Pacha, et qui le trahissent de leur mieux depuis qu’ils n’espèrent plus rien de lui, et qu’ils ont réussi à se créer des protecteurs parmi ses ennemis. De semblables caractères ne se rencontrent pas seulement dans la société orientale.

Le jeune Albanais Adilé, lui, est un personnage tout à fait propre à la Turquie. Il commence à dix-sept ans une vie d’aventures où la finesse de son esprit corrompu aura trop souvent l’occasion de se déployer. Privé de tout sentiment moral, épris de l’une des femmes du pacha, il brave tout pour satisfaire sa passion. Beau, mais d’une beauté efféminée, Adilé ne recule même pas devant une audacieuse supercherie pour s’assurer l’accès du harem d’Erjeb-Pacha.

Nous avons déjà nommé la sœur d’Erjeb-Pacha, Lindaraxa. Condamnée d’abord au célibat par sa mauvaise santé, mais finissant par préférer cet état à celui des habitantes mariées d’un harem, Lindaraxa, âgée d’environ trente ans, a passé sa jeunesse à Constantinople, et nous avons dit qu’elle y avait fréquenté la société franque. Elle aime sincèrement son frère, et a généreusement partagé son exil.

Fatma mène dans le harem la triste existence d’une épouse délaissée. Le pacha l’a épousée aussitôt après la mort de sa première femme. Fatma a eu deux enfans qu’elle a perdus presque aussitôt après leur naissance, malheur que le pacha lui impute à crime, et dont il l’a punie en se séparant d’elle : d’abord, ensuite en épousant la veuve de son frère, puis deux autres femmes. Fatma est riche, et c’est Erjeb-Pacha qui jouit de sa fortune. Âgée de trente ans environ, elle est encore fort belle.