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nien, remarqua la physionomie d’Erjeb, qui dans son costume de gala se tenait sur le passage du souverain. Erjeb plut au sultan, et des écuries de l’Arménien passa dans les écuries impériales ; il obtint même l’honneur de suivre son maître à pied, quand celui-ci sortait à cheval. Tout en galopant à travers les rues de Stamboul, le sultan adressait parfois quelques mots bienveillans à son palefrenier favori, et celui-ci avait l’adresse d’y répondre sans paraître trop essoufflé de la course. Comment Erjeb passa de l’écurie dans l’intérieur des appartemens, comment il y montra un certain esprit d’intrigue qui n’est pas rare parmi ses compatriotes, comment certaines missions délicates assez habilement remplies l’élevèrent de place en place à la dignité de pacha, c’est là une longue histoire qui n’appartient point à notre sujet. Ce qu’il importe de savoir, c’est que le sultan poussa la bienveillance envers Erjeb jusqu’à lui faire don d’une de ses propres esclaves, un peu vieille et maladive, il est vrai, mais qui apporta au nouveau pacha de grandes richesses avec toutes les prétentions d’une sultane favorite.

Tout alla bien jusqu’à la mort de Mahmoud. Dès-lors changement complet dans la situation d’Erjeb. Le jeune souverain était animé d’intentions généreuses, et ne semblait demander au pouvoir suprême qu’un moyen de renverser la barrière élevée entre l’Orient et l’Occident. Erjeb-Pacha fut exilé en nombreuse compagnie ; mais la douceur du nouveau sultan l’emporta bientôt sur son zèle réformateur : les lieux d’exil assignés aux principaux disgraciés se transformèrent en pachaliks, où les nouveaux gouverneurs purent emporter leurs trésors mal acquis. La femme d’Erjeb étant morte avant sa disgrâce, le pacha hérita de ses biens. Il se fit pauvre pendant quelque temps ; on améliora sa position. Encouragé par ce premier succès, l’ancien favori de Mahmoud épousa de nouvelles femmes, noua des intrigues avec les mécontens de Constantinople, et se flatta bientôt de l’espoir d’un revirement de politique qui lui rendrait sa place dans les conseils du sultan. Il crut même, pour hâter sa victoire, devoir recourir à un expédient qui eût pu réussir sous le règne de son premier maître, et dont les scènes qu’on va lire montreront le résultat. Au moment de sa vie où nous nous plaçons, Erjeb-Pacha représente très exactement l’ancien régime turc dans ce mélange de décrépitude et de magnificence qui le caractérise. Il est gros, il a la vue basse et la parole embarrassée ; il est mis avec luxe, mais sans goût et sans soin. Le trait principal du personnage est une vanité excessive, qui le fait tomber dans toute sorte de pièges, dont il semble que ses habitudes de ruse devraient le garantir.

Le second personnage de notre saynète est Halil-Bey[1], neveu et fils adoptif d’Erjeb-Pacha. Halil est dans sa dix-septième année. Sa taille est élancée, mais ses formes, son visage et ses manières sont d’un enfant. Il a été élevé, comme le sont trop souvent les enfans des Turcs de l’ancien régime, avec des femmes et par des femmes, qu’ils ne respectent pas et qu’ils traitent plutôt en esclaves qu’en mères. D’études point, mais en revanche rien de ce

  1. Nous rappelons que le titre de bey se donne en Turquie à tous ceux qui, par leur naissance ou par leur condition personnelle, font partie de la noblesse. Le titre d’effendi est réservé pour les professions libérales, et celui d’aga pour les militaires d’un grade peu élevé.