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soupirs, la famine qui est dans les yeux de nos enfans ! Châtie les sauterelles de la Grande-Bretagne, mais non par l’épée, ni par le feu ! Seigneur, qu’ils ressentent tout le poids de ta colère ; châtie-les, Seigneur, avec le fouet de la pauvreté ! Alors, le froid dans l’âme et glacés comme la poussière du cercueil, que leurs cœurs desséchés et mourans d’angoisse n’aient d’autre refuge que dans la pitié outragée par eux, et qu’ils trouvent cette pitié qu’ils refusent aux autres ! »

Après les Corn-Law Rhymes, l’ardeur d’Ebenezer Elliott se calma peu à peu ; la politique se retira par degrés de ses poésies. En quittant son magasin de fer, il se laissa gagner aux enchantemens de la campagne, et fit à son tour des méditations et de la pastorale. Une crise commerciale, en lui faisant perdre un tiers de ce qu’il possédait, l’avait averti de se retirer pour conserver le reste. Cette perte, sensible pour le père de sept enfans, inspira la vengeance au poète et la prudence au négociant. Le poète publia ses poésies politiques, le négociant chercha une maison de campagne. Ebenezer laissait au cœur de l’ennemi des traits lancés d’une main sûre ; il lui léguait les Corn-Law Rhymes, qui devaient l’abattre un jour.

Il y a dans Elliott deux poètes : l’un qui s’adresse au pays tout entier et maudit des lois dont l’effet est ressenti par tout ce qui est pauvre, l’autre qui s’attache à des peintures plus particulières, celles de la souffrance dans les contrées industrielles où il vit, et qui prête son imagination et son éloquence à la pauvreté de sa ville et de son canton. Le premier pour nous efface entièrement le second ; mais ce dernier a laissé une page qui doit tenir sa place dans l’ensemble que nous cherchons à construire. Ces ouvriers faiseurs de livres et de vers se décrivent eux-mêmes en quelque sorte, et chaque industrie a son portrait, chaque métier a son texte classique. Nous citerons pour exemple ce profil de l’émouleur de Sheffield que trace Elliott dans le Village Patriarch. Disons d’abord que les environs de Sheffield sont remplis de petits cours d’eau où l’on voit des moulins destinés à faire tourner des meules pour la coutellerie, mais qui sont abandonnés et tombent en ruines. Depuis que la vapeur a remplacé les moulins, les fabriques sont à l’intérieur de la ville ; on les reconnaît à la couche de poussière brune sortie de leurs fenêtres, et qui se dépose de tous côtés sur les murs. Cette poussière est celle que le fer enlève à la meule en s’aiguisant ; elle est mortelle à l’ouvrier. Dans le rapport d’une commission d’enquête sur la condition des ouvriers des mines et des manufactures en 1841, il est établi que les repasseurs de couteaux de table atteignent rarement l’âge de quarante-cinq ans ; les émouleurs de fourchettes ne dépassent pas celui de trente-cinq. La première de ces opérations se fait avec une meule arrosée d’eau, la seconde se fait à sec. L’émouleur commence