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étroite, mais elle est profonde, parce qu’ils la creusent incessamment. Le roi Lear, à qui l’ingratitude de ses filles a fait perdre la raison, rencontrant un autre insensé, demande s’il a des filles ingrates. Il ne veut pas croire que ce malheureux soit devenu fou si ce n’est par l’ingratitude de ses filles ; il s’irrite de ce qu’on pense autrement ; il veut que tous les maux viennent de l’ingratitude. Ebenezer Elliott voyait les corn-laws dans tous les maux de sa patrie ; non-seulement les corn-laws faisaient payer cher le pain, mais elles diminuaient la vente, arrêtaient les commandes, abaissaient les salaires, démoralisaient les ouvriers, produisaient les crimes, causaient les incendies, amenaient les révolutions. Un jour, on trouva un homme mort dans les montagnes. « Qui sait, disait-il, si ce n’est pas une victime des corn-laws ? » Quand un homme peut nourrir une idée fixe durant toute la vie, s’il n’est pas fou, il sera capable de faire quelque chose de grand.

Les Corn-Law Rhymes naquirent le jour où le poète et le fondeur, menacés par une crise commerciale, ne firent plus qu’un. Alors Elliott laissa ses épopées et ses romans, et il parla dans ses vers la langue de l’ouvrier. « Si mes écrits, disait-il, sentent l’atelier et le magasin, je n’y puis rien ; la suie est la suie, et celui qui vit dans une cheminée fera bien de prendre l’air quand il le peut, et de courir les champs, même en imagination ; mais nous sommes affligés de maux mille fois pires qu’une atmosphère de suie, nous sommes soumis à la taxe du pain. Notre travail, notre habileté, nos profits, nos espérances, nos vies, les âmes de nos enfans, sont soumis à la taxe du pain. »

De quelque côté que l’on considère cette singulière école des poètes des pauvres, on est étonné des conditions qu’elle fait à la poésie : non-seulement elle la mêle à la politique, mais l’économie politique elle-même ne lui semble pas trop sévère pour lui donner la main. Elliott était un adepte de la science d’Adam Smith ; il ne faisait pas seulement des vers sur les lois des céréales ; il rédigeait des lettres sur le même sujet : c’étaient les lettres de Junius des libres échangistes. Nos lecteurs n’ont pas besoin que nous leur expliquions ici l’intérêt qui s’attachait au rappel des lois sur le blé ni les difficultés presque insurmontables que les adversaires des corn-laws avaient à vaincre. Nous sommes heureux d’avoir été prévenu sur ce point par un homme d’état dont le public respecte la grande autorité et admire le talent. Ce n’était pas seulement la puissance des premières maisons territoriales qu’il fallait forcer, toute l’aristocratie d’Angleterre qu’il fallait amener à signer la dépréciation de ses métairies et de ses domaines : l’agriculture était en question, c’est-à-dire l’Angleterre elle-même, tous ses souvenirs, toute son