Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 5.djvu/387

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
383
LES POÈTES DES PAUVRES EN ANGLETERRE.

tout en faisant des plaisanteries sur la glorieuse constitution. Il acquiert dans l’état une importance qui le flatte ; il est arrêté, accusé de haute trahison, transporté, pendu quelquefois, le plus souvent condamné à quelques mois de prison, d’où, il faut le dire à son honneur, il revient généralement corrigé.

Ce pauvre n’est pas d’abord aussi dangereux qu’on le pourrait croire ; il connaît des lois et une discipline ; il a des amis et par conséquent des tuteurs. Il ne prétend pas tout ordonner par rapport à soi ; il se range lui-même et se place dans une ordonnance plus générale. Il s’élève jusqu’à l’idée de l’union des classes. Les poètes, qu’il écoute et qu’il inspire tour à tour, exaltent son patriotisme et lui enseignent à invoquer la liberté. Les poètes lui rappellent les angoisses de la misère et les tortures de la faim, mais ils y mettent encore quelque pudeur, et s’ils l’égarent dans une fausse direction, du moins ils ne l’avilissent pas. Peut-être, en adressant ces souffreteux, ces affamés à la liberté, ils les séduisent et les trompent ; ils leur font attendre de la liberté plus que la liberté ne peut donner, mais ils respectent leur dignité d’hommes, et ne leur enseignent pas que le droit du citoyen se réduit à un morceau de pain.

« N’avons-nous pas entendu le cri de l’enfant, vu les larmes de la mère, observé ce regard, qui nous disait tristement que le malheur et le besoin étaient là ? Les laisserons-nous pleurer toujours, et leurs plaintes seront-elles toujours vaines ?

« Par le sang de Hampden répandu dans la noble lutte de la liberté, par la tête sanglante du brave Sidney, par tout ce qui est cher dans cette vie, ils ne supplieront pas en vain, ils ne porteront pas plus longtemps la chaîne !

« Âmes de nos courageux pères, voyez cette troupe de frères se donner la main ! Oh ! que jamais, jamais il ne soit dit que nous déshonorons votre lignée ! Si l’Angleterre veut accomplir sa glorieuse entreprise, nous aurons un autre Runnimede[1]. »

Il y a, quoi qu’on fasse, un certain air de noblesse dans cette protestation du pauvre, qui ne demande pas du pain, mais de la liberté. C’est peut-être une illusion ridicule, mais elle est honorable. On aime à voir ce déshérité de la famille sociale n’invoquer d’autre droit que celui de ses aînés, compter assez sur ses forces pour n’avoir besoin que de liberté, se proposer pour exemple ceux qui l’ont précédé dans la carrière, les barons du roi Jean, les héros de la république, les martyrs de la liberté constitutionnelle. Il y a l’affranchissement de l’homme et celui du serf ; l’affranchissement du pauvre ici n’a

  1. Runnymead, village près de Windsor, rendez-vous de chasse, où les barons anglais forcèrent le roi Jean à signer la grande charte.