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REVUE DES DEUX MONDES.

Ce sont là les bonnes occasions du poète latin, mollia fandi tempora.

Le pauvre de Crabbe est un être doux et passif, qui dévore ses maux et qui meurt en silence. Il vit plutôt à la campagne que dans les villes. Il n’a garde d’attribuer sa misère aux riches. Vertueux, il bénit la main qui lui fait l’aumône ; vicieux, il cherche à se dérober à l’attention publique ; il est toujours soumis et patient. C’est le poète qui soulève le voile derrière lequel était cachée sa misère, car ce pauvre, habitué à son obscurité, ne demandait pas à en sortir. Il ne fait pas violence aux yeux et à la pitié du public ; c’est la littérature, c’est la société qui s’éprend d’une curiosité singulière pour ces peintures tristes et navrantes. Le pauvre devient le sujet d’une description minutieuse et impassible, qui ne recule devant aucune plaie. Il pose, en quelque sorte sans le savoir, devant un peintre intrépide dans sa fidélité. Par une combinaison imprévue, il devient le héros d’une poésie nouvelle. La menace, l’intimidation, la plainte même n’y est pour rien ; il ne compte pas encore dans les soucis du législateur ; à peine a-t-il une place dans la société, voici qu’on lui en fait une dans la littérature.

Après George Crabbe, la poésie des pauvres entre dans une période nouvelle : c’est le temps du réveil des passions démocratiques, le temps des révoltes sociales. La pauvreté commence à sentir la force matérielle dont elle dispose ; elle s’agite et fait entendre ses premières menaces. Elle descend sur la place publique, et s’y rencontre pour la première fois face à face avec les lois, qu’elle mesure des yeux et qu’elle essaie de combattre. Ses cris et ses chants ne sont pas toujours révolutionnaires ; mais elle a rompu désormais avec sa résignation passive et silencieuse. Ses poètes ne se contentent plus du récit des infortunes et de la description des misères. L’époque descriptive est passée ; l’étude calme et réfléchie n’est plus de saison ; la passion s’est emparée de la poésie des pauvres. Un public nouveau s’est formé pour elle, qui ressent lui-même une partie des souffrances qu’on lui représente. Il ne supporte plus l’excessive prudence, et quiconque ne se passionne pas avec lui est contre lui. La manière contenue et impartiale de Crabbe paraîtrait de l’indifférence. D’ailleurs la progression naturelle des sentimens et des pensées le voulait ainsi. Ce pauvre qu’on avait montré à loisir, et sur lequel le poète avait apitoyé ses contemporains, ne pouvait demeurer longtemps inerte et indifférent. Le bloc de pierre dont l’artiste avait fait une statue pathétique et touchante devait s’animer et descendre du piédestal où on l’avait élevé. Le pauvre prit en quelque façon conscience de lui-même, quand il se vit l’objet de la curiosité publique. À partir de ce moment, la poésie des pauvres parla