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MAURICE DE TREUIL.

déguisait en Céladon et menait joyeuse vie. Le mois de janvier 1841 vit le faîte de sa grandeur. Il fut tout à la fois juge au tribunal de commerce, président de la société lyrique des amis de l’art et de la gaieté, et fort avant dans les bonnes grâces d’une modiste qui tenait boutique dans la rue de Paris. Cependant l’heure de la décadence avait sonné. M. Closeau du Tailli avait fait une fortune considérable dans un négoce où la contrebande avait plus de part que les transactions régulières. Non content de frauder le trésor en vendant avec de grands bénéfices de fortes parties de marchandises qui n’acquittaient pas les droits, il avait joint à ses opérations illicites un petit trafic de nègres qu’il transportait de la Sénégambie à La Havane, où les planteurs espagnols les achetaient fort cher. Un procès malencontreux arrêta M. Closeau du Tailli dans le cours de ses exploits commerciaux. Vainement il chercha à se tirer de cette mauvaise situation, ses efforts ne servirent qu’à l’aggraver. Il livra ses complices et n’hésita pas à trahir ceux qui l’avaient servi. Cette lâcheté ne le sauva pas et le rendit odieux. Frappé par la justice et par le cri de la conscience publique, il fut condamné à cent mille francs d’amende et signalé aux autorités de la ville. Le négociant renonça, après quelques mois de lutte, à résister au mouvement de l’opinion ameutée contre lui. Le séjour du Havre lui était devenu impossible, la fréquentation de ses anciens confrères intolérable ; il liquida, réalisa ses capitaux, vendit sa maison de la côte d’Ingouville, où il avait si longtemps étalé son luxe et caché ses plaisirs, et s’établit à Paris, dans un appartement de la rue Saint-Lazare où le chef de la maison Closeau, Desfossés et Cie, veuf et sans enfans, devint M. Closeau du Tailli, rentier. Il avait rapporté du Havre une haine implacable contre les négocians, dont le mépris l’avait exilé du berceau de sa fortune. Resté fidèle d’ailleurs à ses habitudes de célibataire rabelaisien, mais les conciliant avec l’avarice, qui est l’âme d’un certain commerce, et l’hypocrisie dont il avait contracté l’habitude, M. du Tailli accordait à ses passions un budget fixe de quatre ou cinq cents francs par mois, qu’il inscrivait au chapitre des caprices, et avec la manipulation de cette liste civile, sa robuste santé, ses cinquante-sept ans et sa fortune, l’ancien négociant se trouvait le veuf le plus heureux de Paris. Il donnait à dîner deux fois par semaine, avait une stalle à l’année à l’Opéra-Comique et une calèche qu’il louait chez un carrossier. Ce luxe apparent était pour le monde, le reste était pour lui. Sous le nom de Desaubiers, M. Closeau du Tailli occupait dans la Cité Bergère un appartement de deux ou trois pièces où il venait parfois se réfugier, quand il sentait le besoin de secouer la contrainte des salons et de vivre à sa guise, en ami des plaisirs faciles et vulgaires. Il aurait pu, étant libre, sans enfans et presque sans famille, abandonner l’appartement somptueux où il traitait des indif-