Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 5.djvu/343

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
339
MAURICE DE TREUIL.

— Je n’en sais rien.

— Çà, que veux-tu dire ? Riche, pauvre, jolie, tout te déplaît.

— Je veux que tu restes libre. Ta réputation est faite, il faut prouver à présent que tu la mérites.

Maurice prit la main de Phillippe et la serra.

— Mais pour la mériter, dit-il, ne faut-il pas que je m’efforce de faire mieux, et pour arriver à ce résultat, le temps n’est-il pas une nécessité, le temps qui permet à la pensée de mûrir ? Et comment l’aurai-je, ce temps, si tout d’abord il faut que je travaille pour vivre ?

— Eh bien ! travaille et souffre, reprit Philippe rudement… Tu auras de mauvais jours, et le talent viendra plus tard, s’il doit venir ; mais ne te vends pas, les pieds, les mains et le cœur liés, pour gagner un million. Un million ! sais-tu bien ce que c’est ? On ne donne pas un million pour rien. Je te plains d’avoir à payer le prix qu’on t’en demandera… Si vraiment tu sens en toi quelque chose, lutte et reste seul.

— Et si les forces ne me soutiennent pas jusqu’au bout ?

— Eh bien ! si tu meurs, tu mourras tout entier.

Maurice se tut, et Philippe aspira vivement quelques bouffées de fumée.

— Ah ! reprit-il avec une âpre ironie, s’il faut des valets à ta porte et des bottes vernies à tes pieds, si tu aspires après les splendeurs du palissandre et les magnificences du tapis d’Aubusson, si ton indolence a besoin de voitures pour la promener aux Champs-Élysées, si le faste des salons bourgeois où cent bougies éclairent dix imbéciles avalant des tasses de thé éblouit ta jeunesse, si l’espoir de traverser un bal au bras d’une rivière de diamans suffit à ton bonheur, si tu ne vois pas de jouissances plus vives que celle d’accompagner un cachemire au bois de Boulogne et d’entendre dire au retour par un laquais stupide : monsieur est servi ! alors n’hésite plus. Pour tout cet assemblage de félicités, l’esprit, le cœur, l’intelligence, sont des biens inutiles. Tu étais peintre, abdique et deviens millionnaire.

Maurice frappa du poing sur la table.

— Je ne te demande pas de philippique, que diable ! je te demande un conseil.

— Pourquoi faire ? Pour ne pas le suivre ! Est-ce que je tiens boutique de conseils, moi ?

Philippe jeta son cigare et avala un verre de grog tout d’un trait.

— M. Closeau du Tailli avait bien besoin de monter dans ton atelier pour remplir ton pauvre cerveau de toutes ces chimères ! reprit-il. Il n’est pas bon pour un homme, pour un artiste surtout, de devoir sa fortune à une petite main de femme qui sort des plis d’un voile blanc. Qui apporte beaucoup exige beaucoup. Si tu ne fais pas faillite,