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ne se rappelait pas que nulle part des électeurs eussent payé par un trait si noir le dévouement d’un de leurs plus dignes concitoyens. Et M. Sorbier continuerait à résider dans une ville qui récompensait si mal les services rendus ! C’était impossible. Il fut décidé, séance tenante, que l’œuvre laborieuse de la liquidation serait entreprise, et qu’on abandonnerait Étampes pour n’y plus revenir.

Maîtresse absolue du terrain, Mme Sorbier hâta les préparatifs de départ, et déploya en toutes choses une telle activité, que quatre ou cinq mois plus tard, toute la famille avait quitté l’arrondissement pour vivre dans cette capitale fameuse où Agathe avait l’espérance de rencontrer Héloïse. À l’époque où M. Closeau du Tailli parla pour la première fois à Maurice de le présenter à la famille Sorbier, les émigrés d’Étampes étaient depuis huit ou neuf ans établis à Paris. Ils habitaient l’hiver un vaste appartement, situé au premier, dans une maison de la rue Godot-de-Mauroy, et l’été leur campagne de Marly. La vieille calèche et le cheval blanc, qui les avaient suivis, avaient fait place à un équipage tout reluisant, traîné par deux chevaux du Mecklembourg ; leur domestique s’était accru d’une gouvernante anglaise, d’un valet de pied et d’une femme de charge, qui avait la direction de la maison, sous la haute surveillance de Mme Sorbier. Ils avaient ouvert leurs salons et donné des bals. Si longtemps contenue par la force d’une volonté qui s’était tracé une ligne de conduite, la vanité d’Agathe avait rompu ses digues comme un torrent, et elle entraînait M. Sorbier dans un genre de vie qu’il ne désirait ni ne prévoyait, mais qu’il acceptait. Seulement, et comme correctif à l’ennui qui n’aurait pas manqué de le saisir au milieu d’un mouvement où ses goûts ne trouvaient aucune satisfaction, il avait gardé dans un coin de son appartement un cabinet tout rempli de liasses et de papiers, de registres et de grands livres à dos vert, d’où il s’amusait à diriger sa maison d’Étampes, à la tête de laquelle se trouvait alors nominalement placé le fils aîné du vieux Griffaut, commandité par M. Sorbier. L’air pur des champs, les parfums aromatiques des collines, les fraîches émanations des bois semblaient moins doux et moins salubres aux poumons du banquier que les senteurs fades et l’atmosphère pesante de ce cabinet chauffé par un poêle.

Les temps n’étaient plus où Mme Sorbier prenait la moitié du fardeau des affaires. Elle se tenait invariablement dans son salon, et n’entrait pas une fois par mois dans le cabinet ténébreux où M. Sorbier s’enfermait chaque matin. Mme Sorbier avait un jour, Mme Sorbier allait à l’Opéra, Mme Sorbier se montrait au bois, et un jour, — jour de bonheur et de triomphe, — elle avait eu la joie suprême de tourner l’angle de la rue Laffitte et de la rue de Provence en calèche, tandis que Mme Sabatier passait sur le trottoir, à pied. Quel salut ne