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prendre à Héloïse que Mlle du Portail aussi avait fait fortune. La maison du banquier venait d’être ouverte, elle ne se ferma plus, et Mme Sorbier inaugura bientôt une ère de réceptions et de thés qui achevèrent de transformer l’opinion publique. Sorbier-le-Loup devint Sorbier-le-Riche.

Agathe entrait dans la sixième année de son mariage, — elle avait alors vingt-neuf ans, — lorsqu’un événement inespéré vint donner un autre cours à ses pensées ; elle mit au monde une petite fille sur laquelle se concentra toute son ambition. On se souvient de ce négociant du Havre sur qui se fondait une part des espérances dont se nourrissait l’imagination active de M. du Portail. M. Closeau du Tailli, avec qui M. Sorbier était entré en relations d’affaires pour l’achat des farines que les États-Unis expédient en France, fut choisi pour parrain, et quitta tout exprès Le Havre pour assister à la fête que Mme Sorbier donna à l’occasion du baptême de sa fille. En souvenir d’une enfant que M. Closeau du Tailli avait perdue au berceau, la petite héritière reçut le nom de Sophie.

Maîtresse d’une fortune dont elle seule et M. Sorbier connaissaient bien le chiffre, mère d’une enfant qui venait à merveille et qui promettait d’être belle, Mme Sorbier pensa dès lors à mettre à exécution le projet qu’elle avait conçu au fond du cœur, et parla de s’établir à Paris pour donner à Sophie la brillante éducation à laquelle la position de ses parens lui permettait de prétendre. Sophie avait huit ans. M. Sorbier, qui avait pu apprécier la remarquable aptitude de sa femme en toutes choses, acceptait désormais son opinion sans la discuter. Ainsi que son père sur son banc de magistrat, Agathe dans sa maison rendait des arrêts. L’idée cependant de quitter Étampes, berceau de sa fortune, et cette maison où tant de richesses s’étaient accumulées écu par écu, effraya d’abord le mari, et il la combattit timidement. Agathe vainquit toute résistance d’un mot :

— M. Closeau du Tailli est à Paris, dit-elle ; il a plus d’un million, et il n’a point d’enfant.

Isidore lut dans la pensée de sa femme et céda. Agathe ne lui disait pas que le mobile le plus puissant qui lui faisait désirer si ardemment de se fixer à Paris, c’était l’ambition de faire comme Mme Sabatier, et l’espoir secret de la rencontrer un jour et de l’éclabousser à l’aide d’un équipage dont elle voyait en rêve les chevaux gris pommelés et le cocher en livrée noisette.

Le ménage Sorbier jouissait alors de plus de cent mille francs de rentes et n’en dépensait pas annuellement plus de dix ou douze mille, somme qui suffisait pour mettre la maison à la tête des plus considérables d’Étampes. Il avait une calèche à un cheval, une cuisinière, une femme de chambre, un cocher et un homme de peine pour tous les gros ouvrages. On y donnait à dîner une fois par se-