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du président, dont il connaissait la haute influence, et, mettant en regard de ses richesses acquises les embarras dans lesquels vivait le magistrat, il ne douta plus du succès de ses démarches. On a pu voir qu’il ne s’était pas trompé dans ses prévisions ; mais le motif qui lui avait fait demander la main d’Agathe, lorsqu’il eût facilement trouvé une dot parmi les filles des plus riches fermiers de la Beauce, ne pouvait pas échapper à la perspicacité de M. Vincent du Portail. Le vieux et spirituel magistrat se garda bien d’en rien laisser voir, et lorsque sa fille lui demanda à quelle cause il attribuait la recherche que M. Sorbier avait faite de sa main : — Il t’aura vue à la messe, répondit-il.

M. du Portail connaissait assez la bonne opinion que sa fille avait d’elle-même pour être bien convaincu de l’accueil qu’elle ferait à cette réponse. L’honneur d’entrer dans la famille du Portail n’expliquait-elle pas en outre la demande faite par M. Isidore Sorbier ? De son côté, le négociant d’Étampes connaissait trop bien le code pour ignorer quelles prescriptions empêcheraient dorénavant le président de chambre de siéger dans les affaires où son commerce serait intéressé ; mais il savait aussi quelle large part d’influence était réservée à M. du Portail, et il ne doutait pas que cette influence ne s’employât à son profit en dehors des audiences de la cour. Le gendre d’un homme aussi expert en matière de jurisprudence avait bien la chance de gagner dix-neuf procès sur vingt. Cela ne valait-il pas une dot ? Ainsi que beaucoup de gens de la campagne ou des petites villes, M. Sorbier avait cette croyance, que l’intrigue et la recommandation décident de la plupart des affaires soumises au jugement des hommes. M. du Portail le devina à demi-mot, et le laissa faire.

À l’époque où Agathe suivit Isidore à Étampes et prit possession de la maison sordide où depuis treize ans son mari exerçait son industrie avec l’activité d’une souris et l’économie d’une abeille, le capitaliste avait ajouté à son commerce de banque et de prêt sur nantissement une longue et fructueuse série d’opérations sur les blés et les farines. Les rapports quotidiens qu’il avait avec les fermiers de la Beauce et les courses qu’il faisait fréquemment à travers la Campagne pour ses recouvremens, soit en hiver à l’époque des semailles, soit en été à l’époque des moissons, lui avaient en quelque sorte inculqué une science pratique dont aucun enseignement régulier n’eût compensé la certitude. Il jugeait avec un coup d’œil sûr les récoltes d’après leur apparence et donnait à ces jugemens l’appui de renseignemens puisés avec une rare habileté auprès des cultivateurs les jours de marché. Dès ses premiers achats, il prit l’habitude de courir tout le département et les pays voisins pour bien apprécier l’état des terres et se rendre compte des besoins. Du résultat de ses