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Isidore Sorbier avait dès longtemps le projet de se livrer. Son ancienne situation auprès de l’avoué Bernard, l’intimité dans laquelle il avait vécu les jours de foire et de marché avec les cultivateurs, les fermiers, les marchands de grains qui fréquentaient l’auberge de son père, lui avaient donné une connaissance minutieuse des besoins et des embarras de l’agriculture et du petit commerce local. Il savait, à une livre près, quel était l’actif de toutes les fortunes de l’arrondissement, quel en était surtout le passif. Il assit ses calculs sur cette connaissance, et fonda hardiment une maison de banque et de commission avec ses seuls capitaux. Le personnel de cette maison ne comptait que deux employés : le chef, qui était en même temps caissier, et un vieux clerc du nom de Pierre Griffaut, qui savait la tenue des livres et qui travaillait comme un bûcheron. Au bout de sept ou huit ans, Isidore Sorbier était le capitaliste le plus connu, le plus redouté, le plus riche de l’arrondissement ; ses quatre-vingt mille francs avaient fait la boule de neige. Le petit cabinet dallé de carreaux ébréchés dans lequel il se tenait était comme le centre d’une immense toile d’araignée dont les fils embrassaient toutes les communes à vingt lieues à la ronde. Personne n’en passait la porte étroite sans y laisser quelque chose, un louis ou un petit écu. On citait de lui des mots terribles. Un jour, par exemple, Isidore, à la suite d’une longue conversation qu’il avait eue avec un fermier de Toury, donna ordre à son teneur de livres de libeller un reçu par lequel le fermier reconnaissait avoir touché des mains de M. Sorbier une somme de trois mille francs qu’il s’engageait à rembourser dans le délai de six mois avec les intérêts calculés sur le taux de quatre pour cent l’an. La somme comptée en pièces blanches et le fermier parti, le vieux clerc s’étonna d’une largesse qui était tout à fait en dehors des habitudes de la maison. Isidore gratta ses favoris par un geste qui lui était familier quand il avait conclu une bonne affaire.

— Il fallait bien le décider à prendre mon argent, dit-il ; maintenant qu’il a emprunté, il est perdu.

Isidore Sorbier avait remarqué cette tendance de la petite propriété à emprunter pour acquitter les baux de fermage et surtout pour acquérir de nouvelles pièces de terre. La manie de la propriété ayant gagné tous les paysans, il est assez fréquent de voir des cultivateurs acheter, avec de l’argent emprunté sur le pied de six ou sept pour cent dans les meilleures conditions, des terres qui leur rapportent communément de deux et demi à trois. L’achat fait, ils empruntent bientôt pour payer les intérêts de la dette ; un peu plus tard ils empruntent de nouveau pour solder la rente du premier emprunt, les intérêts grossissent avec les embarras, et si une ou deux mauvaises récoltes arrivent par là-dessus, la ruine est achevée. Que