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mier au second plan. Longtemps elle avait reçu Héloïse ; ce fut Héloïse qui la reçut à son tour, et dans des salons tout fraîchement meublés, auprès desquels le vieil appartement de M. Vincent du Portail était comme la pelisse d’une douairière auprès de la toilette de bal d’une jeune duchesse.

Six mois après cette fastueuse installation, on apprit que Mlle Bonin épousait M. Léonce Sabatier, fils du plus riche banquier d’Orléans. On parlait tout bas d’un prochain établissement à Paris. Héloïse en fit la confidence à sa chère amie Agathe le jour des noces. — Nous aurons un hôtel, lui dit-elle, nous donnerons des bals, et tu viendras passer une partie de l’hiver avec nous. Je te trouverai un mari là-bas.

Le cœur d’Agathe se serra. Cette fois la fille du juge d’instruction protégeait la fille du président ; la robe noire du tribunal civil tendait la main à la toge rouge de la cour royale. Héloïse, qui était de deux ans plus jeune que Mlle du Portail, lui promettait un mari. Cette première humiliation, qui atteignait Agathe dans les parties les plus vives de sa vanité, ne fut que le commencement d’un long martyre. Héloïse, de qui elle était demoiselle d’honneur, ne lui fit grâce ni d’une robe ni d’un bijou ; la corbeille de mariage fut retournée dans tous les sens, on étala les cachemires, on déplia les dentelles, on compta les parures, on visita la chambre nuptiale, on ouvrit les tiroirs, on admira les tentures. Agathe rentra chez elle épuisée et toute frémissante de sentimens divers où la jalousie entrait pour la plus large part. Aussitôt qu’elle fut seule, elle se jeta dans un fauteuil et fondit en larmes. Elle n’aimait plus Héloïse.

Mais que devint-elle lorsque, quelques jours après, au détour d’une rue, elle fut tout à coup éclaboussée par une voiture qui passait au grand trot ! Elle se retourna et reconnut Mme Sabatier, qui faisait des visites de noces en calèche découverte, et qui, tout en fuyant, lui envoyait un bonjour de la main. Agathe pâlit. Les légères taches de boue n’avaient pas atteint sa robe seulement ; elles l’avaient frappée au cœur. La veille, elle n’aimait plus Héloïse ; elle la détestait maintenant.

L’amertume et la violence de ce sentiment venaient de ce que Mlle du Portail ne se faisait aucune illusion sur sa position. Elle n’avait point de dot à espérer ; le peu de bien qui était dans la famille s’en allait par lambeaux sous le double effort d’une prodigieuse imprévoyance, unie à une incurable vanité dont le président était mortellement atteint. Tous les émolumens de sa place et toutes les ressources qu’il tirait de quelques débris de fortune ramassés à grand’peine passaient en dîners et en frais de réceptions. Pour soutenir cet état de maison tout extérieur, M. Vincent du Portail s’imposait