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MAURICE DE TREUIL.

les achetant en bloc d’un grand d’Espagne, qui avait fait de la Colombière sa résidence et comme sa petite maison pendant les quelques mois qu’il passait à Paris chaque année, avant qu’une de ces révolutions si fréquentes dans sa patrie n’eût transformé tout à coup le grand seigneur en homme d’état.

Le vieux négociant d’Étampes ne se serait certainement jamais décidé à cette acquisition, qu’il regardait comme une folie, s’il n’avait agi sous la pression de Mme Agathe Sorbier, sa femme. Quelque temps il avait résisté, — non pas que la Colombière ne valût, et trois fois au-delà, le prix qu’on lui en demandait, — mais il calculait les frais d’entretien, et ne pouvait s’empêcher de penser que cette somme représentait annuellement un loyer énorme. N’était-ce pas rendre stériles des revenus qui, employés plus judicieusement, pouvaient contribuer à augmenter le capital acquis ? Cependant, et malgré la logique de ce raisonnement, l’influence de Mme Sorbier l’avait emporté, et depuis trois ans déjà la famille passait la belle saison à la Colombière, où Mme Sorbier s’efforçait d’attirer le beau monde.

Maître de la Colombière, M. Sorbier avait eu la fantaisie de faire bâtir un kiosque dans un coin du parc, d’où la vue s’étendait sur la Seine et les coteaux de Marly. Ce kiosque, d’architecture chinoise, lambrissé partout en lattes de bois verni de différentes couleurs, n’avait pu être élevé qu’aux dépens de plusieurs arbres de haute futaie d’un aspect superbe. Il était affreux et d’un effet déplorable. On y arrivait par un pont extravagant, dont M. Sorbier avait trouvé le modèle dans un paravent qu’il avait rapporté d’Étampes. Ce pont, construit en poutrelles jaunes, bleues, rouges, jurait effroyablement au milieu des massifs d’un vert sombre qui lui servaient d’encadrement ; mais, tel qu’il était, il faisait la joie de M. Sorbier, qui ne manquait jamais d’y conduire ses invités, auxquels il disait d’un air triomphant que lui aussi avait embelli la Colombière. Ce goût du genre chinois était le seul côté par lequel l’esprit de M. Sorbier manifestât un certain penchant pour les beaux-arts. Il ne voyait rien de plus charmant ni de plus gracieux, en architecture surtout, et s’il n’avait été retenu par la crainte d’une dépense exagérée, il aurait fait suspendre des sonnettes à toutes les cheminées de la Colombière, tailler les terrasses en toits pointus et recourbés à la mode de Pékin.

Cependant le vif plaisir qu’il éprouvait chaque matin à passer sur le pont de son kiosque, auquel il avait donné le petit nom de Mandarine, ne suffisait pas à étouffer la voix mélancolique des regrets. Il s’étonnait, en parcourant son domaine, que l’ancien propriétaire, un homme depuis quinze ans majeur et membre des assemblées délibérantes de son pays, eût pu se laisser entraîner à de telles prodigali-