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MAURICE DE TREUIL.

vaillaient en espérant ; j’en ai vu quelques-uns qui avaient, avec la jeunesse, quelque chose qui serait devenu du talent… Où sont-ils à présent ? La mort et la bohème se les sont partagés.

— Vous m’étonnez, et, laissez-moi vous le dire, vous m’affligez, mon ami, répondit Laure d’une voix doucement émue. Pourquoi cette amertume en présence d’une récompense si haute qu’elle est comme la consécration publique de votre mérite ? Nous nous sommes rencontrés au temps des prospérités, bien jeunes l’un et l’autre ; plus tard nous nous sommes revus au temps de la pauvreté : alors nous avons abordé les épreuves de la vie, vous avec le courage d’un homme, moi avec la résignation d’une femme ; tous deux nous les avons surmontées selon les ressources qui étaient en nous, vous dans tout le vif éclat d’un succès auquel l’avenir réserve d’autres triomphes, moi dans l’humilité d’une profession qui donne à ma vie cachée le pain quotidien. Et quand je croyais vous voir heureux, plein de confiance dans les jours futurs, je vous surprends triste, railleur, presque découragé ! Pourquoi ? Ce n’est pas la première fois que je remarque en vous cette disposition, où il entre plus d’irritation que de justice ; déjà elle s’est montrée en bien des circonstances. Quelle en est la cause ? Vous êtes jeune, de nombreuses sympathies vous entourent ; vous portez fièrement un nom honorable, votre réputation a pris le vol comme un vaillant oiseau qui s’élance hors du nid ; vous avez devant vous l’espace et la liberté : que vous manque-t-il ? que cherchez-vous, et pourquoi ce dédain ? Vous avez l’esprit trop haut placé pour descendre à ces plaintes de convention sous lesquelles tant de médiocres artistes dérobent leur impuissance. Vous savez que l’avenir appartient aux hommes de bonne volonté. Pourquoi, maintenant que vous touchez aux régions ouvertes, cette lassitude et cet affaissement ? Dieu n’a-t-il pas béni vos efforts ? Encore une fois, pourquoi cette amertume ?

Une émotion qu’elle essayait vainement de comprimer gonflait la poitrine de Laure ; elle saisit la main de Maurice :

— Pardonnez-moi de vous parler ainsi, reprit-elle ; mais les mêmes infortunes ont créé entre nous je ne sais quelle parenté, et je vous suis attachée par les liens d’une affection qu’aucune chose n’altérera.

— Oui ! oui ! s’écria Maurice, je le sais, vous êtes bonne et courageuse : la souffrance vous a donné l’âme d’une sœur de charité ; mais, pour vous répondre franchement, il faudrait descendre au plus profond de mon être, et soulever un à un les plis du cœur où bouillonne en grondant cette amertume dont vous parlez ; elle existe, je le sais, mais je ne connais que deux personnes avec qui j’oserais faire ce triste voyage, vous et…

Ici Maurice hésita.