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déclarera ? Hélas ! celui qui l’imposera par la force et par la terreur, tantôt Robespierre et tantôt Tallien, tantôt la convention et tantôt, comme en 1848, la ville de Paris se déclarant la mandataire de la France, ou plutôt le Bulletin de la république se déclarant le mandataire de Paris et de la France ! Misérable mirage en effet que ce prétendu exercice de la souveraineté du peuple ! On parle du peuple et de la nation, les mots sont gros et pompeux ; vous approchez : derrière le peuple et la nation, il n’y a qu’un homme ou deux, et souvent même il n’y a qu’une écritoire insolente.

En vain Rousseau, effrayé du pouvoir qu’il confère à l’état ou à ceux qui se sont déclarés les représentans de l’état, essaie de restreindre la souveraineté qu’il a créée. Ses restrictions sont impuissantes. « Le pouvoir souverain, dit-il, tout absolu, tout sacré, tout inviolable qu’il est, ne passe ni ne peut passer les bornes des conventions générales, et tout homme peut disposer pleinement de ce qui lui a été laissé de ses biens et de sa liberté par ces conventions. » L’intention de Rousseau est bonne ; mais qui déterminera les bornes de ces conventions générales ? Qui indiquera les limites du pouvoir souverain ? Le pouvoir souverain lui-même ; sans cela, il ne serait plus souverain.

Est-il possible délimiter la souveraineté ? Non. Il n’y a qu’une chose possible : c’est de ne pas la créer, c’est de ne pas croire qu’elle puisse exister sur terre, où n’existent ni l’absolue justice, ni la parfaite raison. Eh ! que pouvez-vous craindre, me dira-t-on, de la souveraineté soit du droit divin, soit du droit populaire dans un pays et dans un temps où le pouvoir tombe tous les dix ou quinze ans ? Croyez au danger des révolutions et non au danger de la souveraineté ; je crois aux deux, parce qu’ils s’augmentent l’un par l’autre. Je crois au danger de cette souveraineté illimitée qui est sans cesse renversée, jamais détruite, que personne ne nie, parce que tout le monde l’usurpe. J’ai entendu raconter qu’il y avait un peuple qui, révolté et vainqueur, étant un jour entré dans le palais, prit le trône et le brûla. Erreur et illusion ! ce peuple n’avait pas brûlé le trône, il l’avait partagé ; ce n’était plus le palais qui régnait, c’était le club. Palais ou club, il y avait toujours quelqu’un qui croyait avoir le droit de faire prévaloir sa volonté et de l’appeler justice. Qu’avait donc gagné la liberté à ces catastrophes ? Elle avait changé de tyran et de persécuteur, voilà tout. Ne vous y trompez point, avec les chutes de pouvoirs et de dynasties que nous avons vues, il y aurait eu de quoi fonder vingt fois la liberté de l’individu, si à chaque chute la souveraineté illimitée ne s’était pas relevée aussi forte que jamais, prenant seulement un autre habit, tantôt la blouse et tantôt l’uniforme. La liberté en France n’a jamais rien gagné aux révolutions,