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nous valons enfin par nos affections humaines et par nos espérances célestes : c’est là notre force, notre joie ; ce sont là nos devoirs et nos droits. Que fait l’état de tout cela ? Il le détruit, et il espère qu’avec des âmes ainsi mutilées et desséchées nous serons de meilleurs citoyens ! On me répond que l’état n’anéantit aucune de nos affections ni aucun de nos droits ; il veut seulement que nous mettions tout en commun. Mettre en commun ces affections qui ne vivent que dans le moi de chacun de nous, aimer sa famille dans l’état et après l’état, adorer son Dieu dans l’état et sous la loi de l’état, ou détruire ces douces et saintes affections, c’est pour moi la même chose. La société moderne est fondée tout entière sur cette réserve que l’individu fait de ses affections et de ses droits particuliers en s’associant avec d’autres individus pour composer un état. Loin de donner tout à l’état, il réserve tout ce qu’il ne donne pas par un consentement et une loi particulière. Dans la société antique, l’homme était avant tout citoyen ; dans la société moderne, l’homme est d’abord père de famille, adorateur de Dieu, propriétaire même ; il est citoyen ensuite. L’état n’a que ce que la famille et l’église lui laissent. « Les anciens, dit M. Benjamin Constant dans son excellent ouvrage de l’Esprit de conquête et d’usurpation, les anciens trouvaient plus de jouissances dans leur existence publique et ils en trouvaient moins dans leur existence privée. En conséquence, lorsqu’ils sacrifiaient la liberté individuelle à la liberté politique, ils sacrifiaient moins pour obtenir plus. Presque toutes les jouissances des modernes sont dans leur existence privée : l’immense majorité, toujours exclue du pouvoir, n’attache nécessairement qu’un intérêt très passager à son existence publique. En imitant les anciens, les modernes sacrifieraient donc plus pour obtenir moins. »

Où est la cause de cette prépondérance de l’individu sur l’état dans la société moderne ? — La cause ou plutôt la faute, dit Rousseau, en est au christianisme, qui a rompu l’unité de l’état en donnant à l’homme une autre patrie que celle qu’il a sur la terre, en lui enseignant qu’il a un autre maître que César. — La cause ou plutôt le mérite, disons-nous, en est au christianisme, qui a établi l’indépendance de l’âme humaine en mettant la liberté dans l’individu, au lieu de la mettre dans le citoyen. « J’étais libre, dit le citoyen, car j’étais souverain. » Oui, vous étiez souverain dans vos petites républiques de dix mille âmes ; mais partout ailleurs vous étiez esclave. Et comme il n’y avait de républiques qu’en Grèce et en Italie, comme partout ailleurs c’étaient de grands empires, composés de millions d’esclaves sous un seul maître, il s’ensuit évidemment que dans le monde antique lui-même, dans ce monde qu’on nous représente comme celui de la liberté, l’esclavage avait la ma-,