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soldats quand il le faut, elle ne veut même pas que les soldats chrétiens prennent des airs de prêtres et de moines ; elle sait que chaque profession a son allure. C’est l’intérieur surtout de l’homme de guerre que la loi chrétienne doit régler ; elle lui laisse à l’extérieur la liberté qu’il doit avoir. « Il faut, écrit Fénelon à un officier qui revenait à la religion, mais qui y revenait par une tristesse austère, il faut vous résoudre à mener une vie plus active que la vôtre. Vous devez voir les gens de votre condition ; il faut être gai, libre, affable ; rien de timide ni de sauvage. Demandez à Dieu qu’il vous ôte votre air timide et trop composé… Ne prenez point la piété par un certain sérieux triste, austère, contraignant[1]. »

Que Rousseau se rassure donc : il n’y a rien d’anti-social dans le christianisme, et l’Évangile n’est pas fait pour détruire l’état. Il y a plus : la religion chrétienne aide au salut de l’état ici-bas, en prêchant aux individus les voies du salut céleste. Personne en effet ne peut avoir la vertu qui mène au ciel sans que cette vertu, qui réside dans l’accomplissement des devoirs imposés à l’homme, ne serve en même temps au bonheur et à la gloire de l’état. Imaginez un état où tout le monde vivrait selon les lois de l’Évangile, c’est-à-dire où chacun ferait son devoir sur la terre : comment cet état ne serait-il pas heureux et puissant ? Mais à quoi tiendrait-il que dans cet état chacun remplirait si bien ses devoirs ? Cela tiendrait évidemment à ce que l’homme croirait à quelque chose de supérieur à l’état, c’est-à-dire à Dieu, à une loi distincte de la loi politique, c’est-à-dire à la loi religieuse ; cela tiendrait à la séparation de ce que nous devons à Dieu et de ce que nous devons à César ; cela tiendrait enfin à ce que le christianisme ne livre pas l’homme tout entier à l’état et qu’il en réserve la meilleure partie, c’est-à-dire les facultés religieuses de l’âme, le besoin et le droit que l’homme a de croire librement au Dieu de sa conscience. Or, prenons-y bien garde, c’est avec cette partie de l’âme humaine que le christianisme élève et affermit tout le reste de notre être, c’est par là même qu’il vivifie et qu’il sauve l’état ; c’est par là que le chrétien soutient le citoyen. Pour remplir vos devoirs envers l’état, ne prenez, dit Rousseau, votre force que dans votre foi en l’état. — Pour remplir vos devoirs envers l’état, prenez, dit la loi chrétienne, prenez votre force dans la foi que vous avez en Dieu. Des deux moyens, quel est le plus efficace ?

En s’appropriant l’homme tout entier, l’état en anéantit la plus grande et la meilleure partie. Nous ne valons pas en effet ici-bas par notre titre seulement de citoyens ; nous valons par notre titre de mari, de père, de fils, d’ami ; nous valons par notre foi en Dieu ;

  1. Fénelon, Lettres spirituelles, lettre 63e, édition de M. S. de Sacy.