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n’est pas indifférent, car il prie Dieu de le secourir. La patience que le chrétien demande à Dieu, à défaut du succès, n’est pas le fatalisme musulman. Le citoyen chrétien ne se croise pas les bras devant les événemens ; il agit, parce que Dieu lui prescrit l’action, puisqu’il lui impose le travail et le devoir. Il supporte ses peines, il soulage celles des autres ; il a la résignation pour lui-même, et la charité pour son prochain. Tout cela fait un bon citoyen, un homme utile à ses concitoyens, et non un indifférent.

Quand même tous les citoyens de votre état chrétien seraient bons et vertueux, dit Rousseau, il suffit d’un seul ambitieux, d’un Catilina ou d’un Cromwell, pour tout perdre. « Celui-là très certainement aura bon marché de ses pieux compatriotes. La charité chrétienne ne permet pas aisément de penser mal de son prochain. Dès qu’il aura trouvé, par quelque ruse, l’art de leur en imposer et de s’emparer d’une partie de l’autorité publique, voilà un homme constitué en dignité ; Dieu veut qu’on le respecte. Bientôt voilà une puissance ; Dieu veut qu’on lui obéisse… On se ferait conscience de chasser l’usurpateur ; il faudrait troubler le repos public, user de violence, verser du sang ; tout cela s’accorde mal avec la douceur du chrétien. Et après tout qu’importe qu’on soit libre ou serf dans cette vallée de misères ? L’essentiel est d’aller en paradis, et la résignation n’est qu’un moyen de plus pour cela. » L’hypothèse est singulière : un seul méchant au milieu d’un peuple d’hommes vertueux, et réussissant parce qu’il est le seul et unique méchant de son peuple, car s’il y a deux méchans ou deux violens, l’hypothèse croule ! S’il y a un César en effet, il peut y avoir un Brutus, ou même s’il y a un Catilina, il peut y avoir un Cicéron. L’hypothèse ne sert au raisonnement de Rousseau que si son méchant est seul et tout à fait seul ; c’est par là qu’il se fait tyran. Mais, à suivre cette bizarre hypothèse, voilà, si je ne me trompe, un tyran bien embarrassé, car enfin à quoi emploiera-t-il son pouvoir ? À avoir beaucoup de plaisirs et beaucoup de richesses ? Alors il lui faudra des instrumens qui servent à ses plaisirs et à ses usurpations ; il lui faudra des corrupteurs et des corrompus. Où les trouvera-t-il ? — Dans tous ces vrais chrétiens qui l’entourent ? — Alors ils ne le seront plus, et gare au tyran le jour où il aura mécontenté, ou outragé, ou dépouillé ses dupes d’hier, ses esclaves d’aujourd’hui, ses meurtriers de demain ! Poussez jusqu’au bout l’hypothèse de Rousseau ; elle vous présente ou un tableau à la fois édifiant et comique, Caligula forcé de faire le bien et d’être vertueux, parce qu’il ne peut pas imposer le vice à ses sujets, — ou un spectacle tragique et consolant, Héliogabale tué par les ministres mêmes de ses plaisirs.

Les chrétiens, continue Rousseau, ne peuvent pas être de bons