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concourir à la bonne constitution de l’état ? En quoi ses membres seront-ils meilleurs citoyens, quand ils auront rejeté le mérite des bonnes œuvres. Et que fait au bien de la société civile le dogme du péché originel ? » Je ne veux point examiner ici quelle influence les opinions religieuses des hommes peuvent avoir sur leur vie privée et publique : il me suffit de chercher en quoi les mystères de la foi, comme dit Rousseau, sont plus mystérieux que ceux de la philosophie, en quoi l’immortalité de l’âme est moins contraire à l’expérience quotidienne que l’hérédité de la misère ou le péché originel. Rousseau a beau s’évertuer à faire des distinctions entre les dogmes qu’il appelle positifs et ceux qu’il appelle théologiques ; il n’y a pas de degrés dans le merveilleux et dans le surnaturel. Je me souviens toujours, à ce sujet, d’un mot profond et charmant d’un prêtre catholique qui, pendant l’émigration, discutait avec un ministre anglican. C’était une conversation entre amis, et non une controverse. « Comment, disait l’anglican à son ami, un homme aussi éclairé que vous peut-il croire à la transsubstantiation ? — Que voulez-vous ? répondit doucement le catholique. Quand j’étais jeune, on m’a habitué à croire à la Trinité ; après cela, je n’ai plus trouvé rien de difficile. » L’argument était excellent avec un anglican, qui croit aussi à la Trinité ; mais de plus le mot est vrai, parce qu’il explique fort bien que les mystères ne se mesurent pas, et qu’il n’y a point en cela de plus ou de moins.

Non-seulement le raisonnement n’a point de prise sur le mystère à cause du fond même, il n’a pas de prise non plus à cause de la forme. Je m’explique : Rousseau dans une admirable note de l’Émile dit que les Persans croient qu’après l’examen qui suivra la résurrection universelle, tous les corps iront passer un pont appelé Poul-Serrho, qui est jeté sur le feu éternel, et que là se fera la séparation des bons et des méchans… « Croirai-je, continue Rousseau dans sa note, que l’idée de ce pont qui répare tant d’iniquité n’en prévient jamais ?… Philosophe, tes lois morales sont fort belles ; mais montre-m’en, de grâce, la sanction. Cesse un moment de battre la campagne et dis-moi nettement ce que tu mets à la place du Poul-Serrho. » La religion civile, je le sais, admet le Poul-Serrho, puisqu’elle admet la vie à venir et ses rémunérations en bien et en mal ; mais dans le Poul-Serrho il y a deux choses, le fond et la forme : le fond d’abord, qui est le mystère tout-à-fait surnaturel de la vie à venir, et la forme, qui est étrange et merveilleuse. C’est là aussi bien le caractère de tous les mystères. Ils sont indémontrables par le raisonnement quant au fond, et de plus ils sont toujours représentés par une image bizarre et singulière. N’essayez pas de changer cette image que l’homme s’est faite du mystère. Le fond tient à la forme dans l’esprit du vulgaire, et le jour où les païens n’ont plus cru à l’enfer