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tout près de croire que Dieu ne vit que dans le monde, et quiconque croit que Dieu est le monde est tout près de croire que l’individu n’est que le membre du tout qu’on appelle l’état.

Entre l’Émile et le Contrat social, entre le Dieu vivant et personnel du Vicaire savoyard, et l’homme perdu et englouti dans l’état, tel que le veut le Contrat social, il y a donc une contradiction dont Rousseau ne semble pas s’être préoccupé un seul instant. Ce qui le montre, c’est que dans l’Émile comme dans le Contrat social il va jusqu’au bout du principe de chaque ouvrage, sans s’inquiéter de l’incommensurable distance des conclusions de l’Émile aux conclusions du Contrat social. Dans l’Émile, il veut que la personne de l’homme ait toute la force et toute l’indépendance possible, et pour fortifier l’âme d’Émile, il lui révèle le Dieu vivant et créateur. Au moi humain, qu’il a développé et agrandi par l’éducation, Rousseau donne pour appui le moi divin, qu’il a sauvé des liens de la philosophie matérialiste. Dans le Contrat social, au contraire, il ôte à l’homme son indépendance ; il le fait abdiquer au profit de l’état ; il lui retire l’un après l’autre tous ses droits individuels, celui de la famille, celui de la propriété, et pour achever son asservissement, il lui ôte jusqu’au droit d’établir un rapport personnel entre Dieu et lui. Le citoyen de Rousseau reçoit de l’état son dieu et sa religion, comme il en reçoit tous ses autres droits et tous ses autres sentimens. Cette théorie, qui est la dernière expression de l’anéantissement complet de l’individu dans le Contrat social, est la théorie de la religion civile ou de la religion de l’état.


V.

C’est dans le dernier chapitre du Contrat social que Rousseau a établi sa théorie de la religion civile ; il y revient aussi dans les Lettres de la Montagne, mais il y revient pour la combattre dans ses conséquences, tout en tâchant d’en justifier le principe. Cette théorie de la religion civile, telle qu’elle est établie dans le Contrat social, a pour elle de grandes autorités et de grands exemples ; elle tente fort les logiciens et les despotes. Je ne m’en étonne pas, parce qu’elle est tyrannique au suprême degré, et là où elle prévaut, la civilisation décroît à l’instant même, ou ne se sauve que par les inconséquences salutaires qu’elle impose à la théorie.

Tout a été perdu, selon Rousseau, le jour où « Jésus-Christ vint établir sur la terre un royaume spirituel, ce qui, séparant le système théologique du système politique, fit que l’état cessa d’être un, et causa les divisions intestines qui n’ont jamais cessé d’agiter les peuples chrétiens. » Que veut dire Rousseau ? Croit-il donc qu’il n’y