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de la propriété publique ; mon champ n’est pas à moi, et mes sueurs l’ont fertilisé sans me l’approprier. C’est un usufruit que l’état me concède. Ma famille ? Je dois la sacrifier à la patrie, car je ne suis époux et père que parce qu’il a plu à l’état d’établir les lois du mariage et de la paternité ! Ma conscience ? Je dois la soumettre à la volonté générale et adorer le dieu qui sortira de l’urne du suffrage universel. Qu’ai-je donc qui soit à moi, et que gagné-je à être citoyen de votre état ? — Ma part infinitésimale dans la volonté générale, mon trente-cinq millionième de souveraineté. Triste contrat que ce contrat social où je donne tout et où je ne reçois rien !

Qu’on ne dise pas ici que dans le contrat monastique aussi je donne tout et que je ne reçois rien. Vous vous trompez : je reçois un prix que la foi me rend infini. — Eh bien ! s’écriera-t-on, ayez la foi du citoyen comme vous avez la foi du moine, et cette participation à la souveraineté sociale aura aussi pour vous un prix infini. Fanatisme politique, fanatisme monastique, deux manières différentes, mais égales, de changer une pure idée en la jouissance d’un droit ! Le moine jouit de la béatitude qu’il aura, et le citoyen jouit de la souveraineté qu’il croit avoir. — Soit, j’accepte pour un moment cette façon de raisonner ; soit, la terre vaut le ciel, la souveraineté sociale vaut la béatitude divine ; soit, l’enthousiasme du citoyen et du patriote vaut l’enthousiasme du fidèle et du saint, et inspire d’aussi grands et d’aussi durables sacrifices. Je ne cherche plus les causes du sacrifice, je ne les compare plus ensemble ; je prends seulement les effets. Oui, vous vous faites citoyen dans l’état de Rousseau comme vous vous faites moine dans l’ordre de saint Benoît ou de saint François d’Assise, en vous sacrifiant tout entier, d’un côté à la loi politique, de l’autre à la règle religieuse. La ressemblance est frappante, je l’accorde volontiers ; mais alors vient naturellement une question : cette ressemblance frappante est-elle de nature à encourager beaucoup d’hommes à être citoyens, comme le veut Rousseau ?

Autre chose encore doit les décourager, et c’est une différence de plus à noter entre la république de Rousseau et les couvens du moyen âge. Quand le couvent me dit de me consacrer tout entier à Dieu, il m’interdit du même coup d’avoir une famille et des biens ; mais il m’interdit tout cela avant que tout cela m’appartienne. En entrant au couvent, je renonce au droit d’être époux, père et propriétaire ; mais je ne suis encore ni époux, ni père, ni propriétaire. Je ne sacrifie qu’une espérance, et je la sacrifie, ne l’oublions pas, à une plus grande et plus durable espérance. L’état de Rousseau s’y prend autrement que le couvent. Il me laisse être époux, père et propriétaire ; mais il m’ordonne de subordonner, c’est-à-dire de sa-